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Réflexion

Exposé introductif : de l’idole biblique aux visibilités de l’Ecriture

De l’idole biblique aux visibilités de l’Ecriture

La théologie protestante ne peut, selon moi, partir que d’un dialogue avec la Bible, afin d’en déployer toutes les potentialités dans l’aujourd’hui du témoignage. Or cette fidélité à l’Ecriture rend difficile, impossible penserait-on, une rencontre fructueuse avec l’image. Celle-ci ne peut qu’être marquée par la négativité, la méfiance, au mieux l’indifférence.
Je voudrais tout d’abord indiquer quatre lieux de confrontation avec l’image qui, à partir de la Bible, ont durablement marqué la pensée et la pratique protestante.

1. Le premier est scripturaire. Une lecture littérale ou naïve de l’Ecriture identifie facilement l’image à l’idole. L’image dans la Bible - NT compris - est une réalité très largement négative, parfois neutre, très rarement positive. En gros pour la Bible l’image, c’est l’idole. Les deux mots sont du reste souvent synonymes et interchangeables.
2. Le second est historique. La Réforme fut l’occasion d’une "actualisation radicale" (radikale Vergegenwärtigung) de cette thématique. De nombreux acteurs de la Réforme - pas tous cependant - voyaient dans les images et objets de dévotion de l’Eglise romaine un enfermement idolâtre du sacré, une atteinte à la souveraineté de Dieu, et recommandaient d’éloigner ou de détruire ces idoles, comme l’avaient fait avant eux les prophètes bibliques.
3. La troisième confrontation avec l’image relève de la dogmatique. Un des exemples les plus parlants fut la manière dont Calvin découpa les 10 commandements bibliques, faisant de l’interdit de la représentation un commandement à part entière (le second). Seul contre tous - les catholiques, mais aussi Luther, Zwingli et même le judaïsme - il isola, et donc survalorisa cet interdit. Celui-ci avait été jusque là surtout compris comme un exemple particulier de l’interdit plus fondamental, celui du polythéisme (1er commandement).
4. La quatrième confrontation relève de la tradition calviniste. La tradition postérieure à la Réforme a encore durcit les positions, en omettant des nuances qui étaient pourtant présentes dans la pensée du réformateur exilé à Genève. Il suffit de comparer la position nuancée sur les images que défendit cette fois-ci Calvin dans son Catéchisme de Genève, avec ce qu’en disent les écrits postérieurs se réclamant de lui (par exemple la Confession helvétique postérieure ou le Catéchisme de Heidelberg) pour s’en convaincre.
La théologie protestante au 20e siècle, pourtant si riche, si créative, avec ses grands penseurs de la théologie dialectique (Barth, Bultmann, Bonhoeffer, mais aussi Moltmann, Jüngel ou Käsemann) est restée sur cette question héritière de ces quatre confrontations que je viens d’évoquer brièvement. Le fait que dans le luthéranisme l’image relève des adiaphora ne change fondamentalement guère les données : la confrontation, si elle est moins acérée, reste la même.
Dans les dernières décennies du 20e siècle, pourtant, certaines voix, venant surtout de Genève, se sont exprimées, souhaitant une approche plus ouverte, plus créatrice, sur cette question. Je pourrais citer ces voix (parmi lesquelles, Widmer, Rordorf, Mottu, Gisel, Fuchs, Marguerat), mais voudrais, plus fondamentalement, revenir à la Bible, puisque c’est de là que je suis parti.
Une lecture attentive des textes bibliques, aidée en cela par l’évolution des sciences bibliques, nous permet de proposer une autre lecture, plus différenciée et plus nuancée. Une lecture qui fasse même de l’image l’un des lieux de sens de l’Ecriture, un moment sémantique qui contribue à sa réception et à son rayonnement. L’image ne s’oppose alors plus à l’Ecriture mais la renforce, en devenant un des moments clés de ce nécessaire passage à la parole sans quoi il n’y a pas de kérygme possible. Je voudrais, là encore, identifier quatre moments - qui ne sont pas forcément chronologiques - de ce processus herméneutique qui revalorise l’image, qui ne se trouve alors plus face à l’Ecriture, mais dans l’Ecriture.
1. L’approche historique et critique des textes bibliques a permis de mettre en avant différentes étapes dans l’élaboration des traditions primitives aboutissant à la rédaction finale des textes. Différentes traditions, pas forcément concordantes, se trouvent ainsi rassemblées dans un même texte. C’est ainsi que sur l’interdit AT de l’image cohabitent deux traditions, l’une modérée, l’autre plus radicale. La rédaction finale du Décalogue porte les traces du radicalisme de la réforme deutéronomiste. Elle ne saurait pour autant masquer complètement une relation plus ancienne, plus souple et plus ouverte d’Israël aux images. Comme l’a écrit une spécialiste de l’Orient ancien, Sylvia Schröer, (c’est le titre d’un livre remarqué) In Israël gab es Bilder, (En Israël il y avait des images).
2. Un autre acquis de la recherche historico-critique, pour le Nouveau Testament cette fois : la mise en évidence du rôle décisif des rédacteurs ultimes dans la mise en récit de l’histoire de Jésus. Deux histoires cohabitent ainsi dans une même écriture : - l’histoire de Jésus, et - l’histoire de ceux qui ont écrit sur Jésus. Le processus d’actualisation et d’appropriation fait alors pleinement partie du contenu du message à transmettre. Avec son corollaire : la diversité, la multiplicité, la subjectivité même des points de vue font désormais partie du Canon des Ecritures. L’acte d’interprétation, qui est aussi un acte de création, s’en trouve fortement valorisé. Il ne s’agit certes pas de l’image, mais celle-ci peut parfaitement prendre sa place au bout de cette chaîne interprétative qui passe par une subjectivité assumée et revendiquée.
3. Comme troisième moment de cette revalorisation de l’image comme vis-à-vis de l’Ecriture, je me dois de mentionner l’herméneutique de Paul Ricoeur. Herméneutique philosophique certes, mais qui n’est pas sans conséquences sur l’herméneutique biblique. Paul Ricoeur n’a jamais travaillé sur l’image. Mais il a mis en avant des figures sémantiques et rhétoriques qui lui sont proches, comme la métaphore, la fiction, la reconfiguration, le mythe, le "monde du texte", la mimesis, pour ne pas parler du symbole. Il a ainsi attiré l’attention sur des zones d’iconicité qui font pleinement partie du processus d’interprétation des récits de fiction, et donc aussi des récits bibliques.
4. Le quatrième moment qui puisse contribuer à une possible réévaluation de l’image est lié à la nouvelle méthode d’approche de la Bible, la narratologie. Il faudrait que je puisse laisser sur ce point la parole à Elisabeth Parmentier, qui a écrit récemment un livre très inspirant, L’Ecriture vive, présentant, entre autres, cette méthode de lecture. Je relèverai simplement que, là encore, les moments iconiques du récit biblique sont valorisés, comme étant des lieux de sens particulièrement riches, dynamiques et complexes. Du reste, alors que la sémiotique se plaisait à transcrire les récits bibliques en formules mathématiques (entreprise qui m’a toujours laissé froid et perplexe !), on note que la narratologie utilise souvent l’image plastique - le dessin - comme outil pédagogique permettant de faire comprendre le déroulement narratif du texte biblique, qui devient une sorte de scénario filmique.

Je voudrais conclure en laissant la parole à Calvin. Je l’ai critiqué sur le second commandement. Je voudrais lui rendre hommage sur un autre domaine. Sans connaître les méthodes de lecture de l’Ecriture liées aux sciences modernes, il a perçu, mieux que d’autres à son époque, les diverses visibilités de l’Ecriture, et de celui auquel elle renvoie, le Christ ressuscité dans la Gloire du Père. Chez Calvin, diverses médiations permettent d’arriver à l’Image ; l’Image définie au sens paulinien d’une eschatologie accomplie. Et en même temps l’image est l’une de ces médiations. L’image est donc, chez Calvin déjà, un principe herméneutique en même temps qu’une réalité eschatologique, fruit du travail de l’Esprit Saint en nous et dans le monde. Je cite ce qu’il dit à propos de l’Imago Dei, un des thèmes théologiques qu’il a le plus problématisé et approfondi : "Il est vrai que nous pouvons contempler Dieu en toutes ses créatures ; mais quand il se manifeste en l’homme, alors nous le voyons comme par le visage : en lieu que dans les autres créatures nous le voyons obscurément et comme de dos (...) mais en l’homme nous voyons comme sa face" (Calvin, Congrégation sur la divinité de Jésus-Christ).