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Réflexion

S. Barnay : Quand la trace dit le sacré

A propos de l’exposition "Traces du sacré" (Paris, Centre G. Pompidou, mai-août 2007)

Cette réflexion de Sylvie Barnay sur "la trace du sacré" a été faite par l’auteur à l’occasion de l’exposition "Trace du sacré" (printemps 2008). Elle a été publiée dans l’Osservatore romano,journal du Vatican (édition française du 29 juillet 2008, "Sacré ou sacrilège, le carrefour de l’art contemporain", p. 9-10 ; édition italienne du 13 juillet 2008, "Sacro o sacrilego ? Il bivio dell’arte contemporanea", p. 4). Nous l’insérons dans cette rubrique, car elle vient utilement compléter ce dossier sur la notion de sacré appliquée à l’art contemporain.

Ne nous trompons pas ! Le Centre Pompidou n’organise pas une exposition sur le sacré, mais sur les traces du sacré dans l’art du XXe siècle. De quoi s’agit-il, au juste ?
A l’entrée de la rétrospective, une œuvre de Goya - Nada. Ello dirá [« Rien. On verra bien »] (vers 1810-1823) - pour servir d’éclairage au parcours proposé. La trace, rien ? Le titre de l’œuvre de Goya place en effet la trace à mille lieux de la définition habituelle. La trace, ce n’est pas la trace des pas sur un chemin, ce n’est pas l’indice d’un passage. Au contraire - il faut relire ici l’historien d’art Georges Didi-Huberman - la trace est « l’indice de l’éloignement lui-même ». Imaginons ainsi la trace semblable à une sorte de loin-près. Plus elle s’éloigne, plus on s’en rapproche et plus on s’en rapproche, plus elle s’éloigne. La trace est un insaisissable, un impalpable, un incommensurable. Autrement dit un « rien », inscrit au cœur d’un paradoxe, à la jointure de deux opposés, à la rencontre de deux extrêmes, au milieu de deux contraires : le loin et le près.

Comment donc saisir la trace dans l’art du XXe siècle ? Thématique 1 : « La trace des dieux enfuis ». Empruntée au poète Hölderlin, la première des 22 thématiques structurant l’exposition définit à son tour le sacré : « les dieux enfuis ». Le tableau de Caspar David Friedrich - Ruinen in der Abenddämmerung (Kirchenruine im Wald) » [Ruines au crépuscule (Ruine d’église dans une forêt)] (vers 1831) - est à cet égard emblématique. Il montre une église en ruine plantée dans une nature sombre et soutenue par une sorte de charpente en forme de Croix qui empêche son affaissement. La vision romantique qui est celle de l’artiste déplace l’image biblique de la Croix dans le monde naturel, exprime le processus de sécularisation qui fait entrer la société du XIXe siècle dans une transformation de son rapport au divin.

Mais, ne nous trompons encore pas ! La « trace des dieux enfuis » n’exprime pas la mort de Dieu. Elle n’est pas non plus une gestion de la disparition du Dieu chrétien dans une nouvelle forme artistique qui pourrait en permettre la réapparition. La trace n’est pas une nostalgie des origines, le regret du disparu qui serait le dieu enfui. La trace n’est pas un visage du passé. Ainsi au XIXe siècle, le mouvement romantique avertit l’homme de son temps du danger qui menace tout peuple engagé dans un mouvement de transformation culturelle. Pour dire ce qui est spirituel, l’artiste n’a pas à construire une belle forme de ce qui est parti. Il n’a pas à substituer le tout au rien, mais à recueillir la « trace du dieu enfui », c’est-à-dire la proximité de son éloignement ou la présence de son absence. En somme, à opérer un arrêt sur image de l’histoire qui s’accélère. Aussi, pour dire ce mouvement un instant arrêté - ce loin-près qui est au bord du rien -, la langue invente précisément deux mots nouveaux : le sacré et le profane. Les deux termes existaient jusque-là sous la forme d’adjectifs. Ils font leur entrée dans le vocabulaire sous la forme de substantifs où ils s’apprêtent à fonctionner comme les deux extrêmes, les deux opposés, les deux contraires d’un binôme. La trace va se situer à la jointure du sacré et du profane. Le spirituel dans l’art se trouve à présent dans cette jointure.

Désormais engagé dans un temps où il n’est plus au service des Eglises, l’artiste ressemble à un jardinier. En ce sens, la trace - le rien des dieux enfuis - est semblable à une graine plantée en terre. Son devenir suppose la métamorphose, comme la graine plantée en terre suppose l’apparition d’une tige et de feuilles, sorte de poussée tremblante du toujours nouveau. La nature, lieu d’élection par excellence du romantisme, lui autorise toutes les combinatoires possibles. On ne revient jamais en arrière dans l’ordre du vivant. L’artiste invente du neuf. Sa logique est celle de la métamorphose, si repérable par exemple dans l’œuvre de Giorgio De Chirico, Il Grande Metafisico [Le Grand Métaphysicien] (vers 1917) - oeuvre qui occupe la place centrale de la thématique 2 intitulée « La nostalgie de l’infini ». La nature sombre de Caspar David Friedrich a fait place à un ciel vert, l’église en ruine à une construction en déconstruction, sorte d’assemblage en forme de corps humain où se loge un cercueil du même vert marqué de l’ombre d’une Croix. Le loin-près n’est-il pas semblable à cette ombre projetée ? Au loin, il y a la lumière, au plus près, l’ombre de la Croix projetée par la lumière. La trace, le rien, ressemble ici à une ombre projetée comme si l’œuvre d’art était un écran, le temps que se fasse une projection.
En ce début du XXe siècle, l’œuvre fonctionne donc comme un miroir : face tournée vers le loin, elle cherche sa lumière, face tournée vers le près, elle renvoie aussi à son présent. Aussi, au fil de l’exposition, le visiteur assiste aux explorations multiples qui ont été celles d’un temps habité par sa manière d’élargir l’horizon et d’approcher le loin : le rêve de la conquête de l’espace, la découverte de l’inconscient, le caché des religions vu par les ésotérismes, du spiritisme à la théosophie. L’imagination, la création, l’inventivité des artistes donne le tournis et se laissent découvrir de thématiques en thématiques : « Les grands initiés », « Au-delà du visible », « Révélations cosmiques », « élévations », « Absolu », « Eden ». Les oeuvres exposées tentent de dire et de décrire l’entre ciel et terre, qu’il ait pour nom énergie, aura, air, astres : Evolutie [Evolution] de Piet Mondrian (1911), Le Rêve de Frantisek Kupka (vers 1906-1907), Plan en dissolution de Kasimir Malevitch (1917). Tant d’œuvres !

L’invention d’un nouvel espace-temps est commun à toutes ces formes d’art. C’est pourquoi, encore, les œuvres les plus contemporaines voisinent avec leurs consoeurs plus anciennes : Situation idéale. Terre-artiste-Ciel (1969) de Gina Pane, One Million Kingdoms [Un million de royaumes] (2001) de Pierre Huygue, Proposal for a New Model of the Universe [Proposition pour un nouveau modèle de l’univers] (2006) de Anish Kapoor etc. L’exceptionnel de cette rétrospective est bien de placer le visiteur à la croisée de la chronologie et de l’anachronisme. Par le biais de cette optique, il est ainsi convié à être un découvreur des traces du sacré qui sont comme autant d’indices du vivant à l’oeuvre dans l’histoire. La vibration est la vie même de l’art. Emerveillé, le visiteur est le témoin d’une relecture de l’histoire de l’art qui ne regarde plus l’art contemporain comme une suite des évolutions précédentes - par exemple l’abstraction née de l’impressionnisme -, mais comme un mouvement de vie.

Le commissaire de cette magistrale relecture de l’histoire de l’art, Jean de Loisy - accompagné par Angela Lampe -, propose ainsi de regarder l’art contemporain comme un mouvement du vivant. Son évolution, regardée sous un angle spirituel, réside dans sa transmutation. A cet endroit, Jean de Loisy laisse le regard parcourir toute l’histoire du XXe siècle et en retenir ses leçons. Le siècle commençant, inspiré par Nietzsche, a cherché à créer une société nouvelle, à l’origine d’une manière neuve de penser l’homme. Quand l’art oublie les traces du sacré, c’est-à-dire quand il n’est plus un lien entre la terre et le ciel, il se substitue aux dieux. Il participe alors à la confusion entre la lumière et l’ombre. Pire, il participe à la confusion entre esthétique et politique. Un des mérites de la rétrospective - et ce n’est pas le moindre - est de montrer que la sacralisation de la politique est à l’origine des totalitarismes du XXe siècle. Fragile, la trace du sacré trouve son lieu, par exemple, dans les encres de Paul Klee, Homo novus [Homme nouveau] (1913) ou les huiles de Jawlensky, Abstrakter Kopf. Morgengrauen [Tête abstraite. Aube] (1928). Elle meut également le corps du danseur qui devient une figure clé de l’art comme le montre l’extraordinaire thématique intitulée « Danses sacrées ». Vaslav Nijinski danse L’après-midi d’un faune (1912), offre son corps comme surface de projection de la Croix lors de sa dernière performance, en janvier 1919. Comme en écho, Kasimir Malevitch offre sa toile comme surface de projection du vivant pour écrire en 1916 : « la surface-plan est vivante ». Dans Composition avec deux lignes (1931), Piet Mondrian imagine un fonds blanc, sur lequel deux lignes noires se croisent. La toile abstraite devenue un miroir de la lumière accueille à son tour le souffle de son ombre, la forme du visible. L’œil repère la trace du sacré à la limite de l’abstraction invisible et de sa reconstruction géométrique. Nouvelle métamorphose.

La trace du sacré a aussi Dionysos pour visage, le dieu grec des jonctions, des opposés et des extrêmes (mort-vie, homme-femme, nature-culture), le dieu mythologique du vivant (« esprit de l’écorce », « protecteur du figuier » comme le disent ses épiclèses). La thématique « Eros et thanatos » montre à quel point, la pensée d’avant-guerre - toujours inspirée par Nietzsche - a vu en ce dieu de la mort et de la vie une figure alternative au Dieu-homme du christianisme. L’œil contemple la trace du sacré dans la puissance du sacrifice - dessins d’André Masson, de Pablo Picasso... . Il la saisit encore, par exemple, dans la fascination des cubistes pour les arts premiers. Force irrationnelle, force primitive face au spectre de la peur et de la guerre qui envahit à nouveau l’Europe. La thématique « Apocalypse » rappelle à cet endroit combien l’artiste est visionnaire quand il annonce l’imminence du danger qui peut faire disparaître l’homme.

Ici, le visiteur doit entendre et voir pour bien comprendre. Plusieurs temps de ponctuations sonores et visuelles lui sont proposés dans son parcours. Par exemple, avant même d’entrer dans l’exposition, il faut qu’il écoute comme un avertissement, l’Horloge parlante de Christian Boltanski (2003) et « Au Dieu inconnu » de Valère Novarina (2000). Il faut qu’il entende résonner l’absurde du rire de D’io de Gino De Dominicis (1971). Il faut aussi qu’il regarde Faust, le célèbre film de Murnau (1926) montrant le combat de la lumière contre les ténèbres et, encore, Akropolis de Jerzy Grotowski (1971) où c’est l’homme d’Auschwitz qui nous regarde. Il faut que le visiteur se rappelle que le futur est toujours antérieur...

Où est le profane ? où est le sacré ? Après 1945, les artistes, inlassablement, reviennent à l’homme pour tenter une nouvelle réponse. Francis Bacon, par exemple, peint la chair de l’homme, viande et os (Head I, [Tête I] (1948). Barnett Newman annonce qu’il doit tout recommencer et réalise The Gate [La Porte] (1954). Les Etats-Unis font le choix de l’abstraction, l’Europe celle du rapport entre la figuration et l’abstraction. Les artistes déplacent aussi les frontières du profane et du sacré pour répondre à une modernité qui avance. Leurs propositions sont là pour dérouter, voir offenser (thématique « Offenses »). En plongeant par exemple un Crucifix dans un mélange de sang et d’urine Piss Christ [Immersions] (1987), Andres Serrano pose la question de la fonction de l’image en régime de modernité. Son acte interroge la différence entre une image destinée à faire du sacré - c’est le sens littéral du mot « sacrifice » - et une image destinée à opérer la destruction du sacré - c’est le sens du mot « sacrilège » -.

Regardons bien Piss Christ, objet de scandale pour les uns, trace de sacré pour les autres. Acte regardé comme sacrilège par les uns, acte compris comme aussi vital que sa conservation par les autres... A chaque moment de l’histoire, le propre des iconoclasmes est d’interdire la métamorphose de l’image. Au Moyen Age, les images jugées iconoclastes étaient ainsi grattées ou rayées. En 1997, l’oeuvre Piss Christ d’Andres Serrano est vandalisée lors d’une exposition à la National Gallery of Victoria à Melbourne. En 2007, l’oeuvre Virgin Mother [Mère vierge] (2005-2006) de Damien Hirst est censurée lors de la foire ShContemporary à Shanghaï... La grande force de la rétrospective organisée par Jean de Loisy est que le visiteur puisse lui-même se poser la question essentielle à propos des images : quand il se veut spirituel, l’art contemporain est-il sacré ou est-il sacrilège ?

L’art contemporain ne cesse ainsi de produire des œuvres qui sont comme des voiles posés sur le mystère. Plus l’artiste approche de la lumière, plus la toile la voile... Plus elle se tend pour accueillir l’ombre de la lumière qui est le rien, la trace du sacré. Et Mark Rothko peint Untitled (Black, Red Over Black on Red) [Sans titre (noir, rouge sur noir sur rouge] en 1964. Et Thierry de Cordier réalise Nada en 1999, puis Grand, rien de la Croix (Nada) en 2005-2008. Et Bill Viola imagine Room of St. John of the Cross [Pièce pour saint Jean de la Croix] en 1983 où la trace du sacré est comme un son de fin silence (thématique « Malgré la nuit »). Le travail artistique est une expérience de l’au-delà des sens.
Les artistes épousent aussi une fin de siècle qui lutte désespérément à élargir les limites de la perception par le biais des psychotropes et des états modifiés de la conscience (thématique « Doors of Perception » au titre emprunté à Huxley). Tout comme leurs contemporains, ils empruntent divers chemins d’accès au mystère. Ce sont ceux des monothéismes - indépendamment des commandes que les institutions religieuses peuvent effectuer comme le rappelle la très belle thématique consacrée à l’« Art sacré ». Ce sont aussi ceux des sagesses orientales (thématique « Sagesses orientales »). Ce sont également ceux des chemins singuliers. Restons un instant devant le Christ vert de Maurice Denis (vers 1890), le très attendu saint Dominique de Henri Matisse (1949) ou les mouvements immobiles de Where R = Ryoanji R/15 dessinés par John Cage en 1990... Au cœur du neuf, les artistes se situent aussi paradoxalement au cœur de l’archaïque (thématique « Résonances de l’archaïque »). Leur travail peut prendre une forme préhistorique, quand l’autrefois entre en résonance avec le maintenant. Henri Michaux réalise ainsi une encre où sa perception vivante ressemble à un fossile (Arborescences intérieures, vers 1962-1964). La trace du sacré a ici un air de déjà vu... jamais vu !

Ne nous trompons encore pas, quitte à nous répéter ! Si l’exposition achemine le visiteur vers la thématique « Sacrifices », c’est bien pour reposer la question du but spirituel de l’art contemporain. Quand l’art est-il sacrifice ? Autrement dit, quand l’art fait-il du sacré ? puisque « sacrifice » signifie étymologiquement « faire du sacré » (« Sacrum facere ») ? Aux œuvres de répondre. John Giorno peint en toutes lettres Eating the Sky [Manger le ciel] (1989). Michel Journiac réalise l’installation Messe pour un corps (1969-1994). Rebecca Horn dessine Haus der Schmerzen [Maison de douleur] (2005). Yazib Oulab présente le couteau du sacrifice d’Abraham - texte fondateur pour les trois monothéismes (Sans titre, 2006)...

Au visiteur, de conclure, en traversant la dernière thématique au beau nom de « L’ombre de Dieu ». Elle prend, par exemple, la forme d’une projection de Paul Chan sur le sol, 1st Light (2005). La trace du sacré est, ici encore, un éclair de lumière, un lien pour unir l’homme et le divin, le passé et le présent, l’hier et l’avenir. Elle est un fil, comme dans l’ultime œuvre exposée de Jean-Michel Alberola (L’espé rance a un fil, l’espérance à un fil, 2006-2007). La trace du sacré tient à un fil. Un presque rien.

Sylvie BARNAY