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Table-ronde à l’occasion de l’exposition "Traces du sacré" au Centre Pompidou à Paris (24 juin 2008).

 Pour un compte-rendu du catalogue de l’exposition, cliquer ici
 Pour lire l’article de Sylvie Barnay sur l’exposition, paru dans l’Osservatore romano (Cité du Vatican), cliquer ici
 Cliquer sur les photos pour un agrandissement.

C. de Calonne
L’un des organisateurs de la table-ronde
Le public.
Nombreux, il était au RV
Question d’un auditeur
Large place a été laissé au débat avec l’assemblée
J. Cottin & S. Barnay
Les 4 intervenants

A l’initiative d’anciens étudiants de l’Institut des arts sacrés (Christian de Calonne, Anne Cornet-Vernet, Claire Lore), une table ronde a réuni les intervenants suivants :

 Sylvie BARNAY, historienne de l’image du langage chrétien à la faculté de théologie catholique de l’Université de Metz.
 Jérôme COTTIN, théologien protestant, auteur de La mystique de l’art, Paris, Cerf, 2007
 Patrick PIGUET, professeur de littérature en classe préparatoire et enseignant à l’ICP-IAS.
 Isabelle SAINT MARTIN, historienne de l’art à la section des sciences religieuses de l’EPHE, vice-présidente de l’Institut européen de science des religions.

En introduction aux débats, les étudiants invitants ont posé quelques questions suite à leur visite de l’exposition. Puis chaque intervenant à fait de même, en donnant une impression générale, et/ou en commentant brièvement telle ou telle oeuvre particulière.

Questions de Anne Cornet-Vernet (ancienne étudiante IAS) :

- "Après la longue visite détaillée avec M. de Loisy (commissaire de l’expo), je me suis retrouvée comme "sonnée", j’ai reçu une très forte émotion : toutes ces oeuvres réunies là, et le je les ai accueillies comme l’écho ou plutôt la clameur, le cri d’une humanité en souffrance, en déshérance même, en tous cas dans une recherche assez tragique. Il est vrai que le 20e siècle est tragique et absolument terrible.
 Après cette première sensation m’est venu très fort le besoin de "parler", parler pour clarifier toutes ces notions de sacré, de religieux, de païen, qui méritent un bon dépoussiérage pour être débarassées des clichés et autres lieux communs qu’elles trainent derrière elles depuis longtemps ; parler aussi pour creuser et approfondir, remettre dans des perspectives historiques ou philosophiques ou autre ; reprendre et redéfinir ce vocabulaire assez piégé.
 L’accueil reçu dès l’annonce de cette soirée me confronte dans l’idée que ma réaction, peut-être un peu trop spontanée au départ, rejoint de fait les mêmes besoins de réflexion chez beaucoup de peronnées que nous avons touchées".

Introduction aux débats (J.C.) :

 Il faut saluer cette exposition comme un événement à la fois artistique et spirituel, ou artistique sur le spiritutel.
 Nous voudrions proposer quelques critères d’interprétation, quelques repères théologiques et historiques. Jacques Henric, dans Art Press, notait, à propos de cette expo. : "Aucune (ou très peu) de réflexion d’ordre théologique, mais pas mal de kitsch et de bricolage".
 Nous voudrions ne pas en rester à l’exposition, mais explorer quelques notions qui permettront, nous l’espérons : - de favoriser le dialogue entre le christianisme et la création contemporaine ; - d’aider ceux d’entre nous qui sont croyants d’être à la fois actifs et ouverts à la création contemporaine.

Trois thématiques furent proposées au débat, mais seules les deux premières ont pu être traitées. Les nombreuses réactions dans l’assemblée, que les intervenants de la table-ronde ont choisi de privilégier, font que l’on n’a pas eu le temps de traiter le dernier point.

Thématiques présentées par chaque intervenant, puis ouvertes à la discussion :

 1. Le blasphème, les oeuvres choquantes : jusqu’où peut-on aller ? Tout est-il permis ? Quelle est la pertinence d’une oeuvre qui choque ? L’aspect choquant est-il voulu ? Ou est-il dû à une erreur de lecture, à une insuffisante culture en matière d’art contemporain ?
 2. La question du "sacré" : comment peut-on définir le sacré ? : - en soi ; - dans ses rapports avec l’art ; que recouvre l’expression "art sacré" ? Est-elle pertinente ? Le sacré chrétien et le sacré religieux.
 3. La place du christianisme dans la culture actuelle. Le christianisme est-il encore un acteur de la création contemporaine, et si oui, où, comment et à quelles conditions ? Ou n’est-il plus présent que comme souvenir, trace, reste d’un passé qui n’existe plus et que l’on ne peut que revisiter sur le monde de la nostalgie, du souvenir ou de la parodie ?

Il est impossible de retracer la richesse et la densité des débats de cette soirée, ne serait-ce que parce qu’ils étaient sous forme orale et privilégaient le dialogue, la rencontre. Un espace est néanmoins réservé à chacun des 4 intervenants de cette soirée, qui communiquera, s’il le souhaite, quelques éléments de réflexion qu’il a eu l’occasion de présenter.

Intervention de Sylvie Barnay

Sylvie Barnay

Sylvie Barnay a bien voulu nous autoriser à publier ici l’article qu’elle a écrit pour l’Osservatore Romano, (édition française du 29 juillet 2008, "Sacré ou sacrilège, le carrefour de l’art contemporain", p. 9-10 ; édition italienne du 13 juillet 2008, "Sacro o sacrilego ? Il bivio dell’arte contemporanea", p. 4). Cette publication reprend et développe la notion de trace, sur laquelle l’intervenante s’est arrêtée. Nous la remercions chaleureusement de nous avoir autorisé de reprendre cet article.

Ne nous trompons pas ! Le Centre Pompidou n’organise pas une exposition sur le sacré, mais sur les traces du sacré dans l’art du XXe siècle. De quoi s’agit-il, au juste ?

A l’entrée de la rétrospective, une œuvre de Goya - Nada. Ello dirá [« Rien. On verra bien »] (vers 1810-1823) - pour servir d’éclairage au parcours proposé. La trace, rien ? Le titre de l’œuvre de Goya place en effet la trace à mille lieux de la définition habituelle. La trace, ce n’est pas la trace des pas sur un chemin, ce n’est pas l’indice d’un passage. Au contraire - il faut relire ici l’historien d’art Georges Didi-Huberman - la trace est « l’indice de l’éloignement lui-même ». Imaginons ainsi la trace semblable à une sorte de loin-près. Plus elle s’éloigne, plus on s’en rapproche et plus on s’en rapproche, plus elle s’éloigne. La trace est un insaisissable, un impalpable, un incommensurable. Autrement dit un « rien », inscrit au cœur d’un paradoxe, à la jointure de deux opposés, à la rencontre de deux extrêmes, au milieu de deux contraires : le loin et le près.

Comment donc saisir la trace dans l’art du XXe siècle ? Thématique 1 : « La trace des dieux enfuis ». Empruntée au poète Hölderlin, la première des 22 thématiques structurant l’exposition définit à son tour le sacré : « les dieux enfuis ». Le tableau de Caspar David Friedrich - Ruinen in der Abenddämmerung (Kirchenruine im Wald) » [Ruines au crépuscule (Ruine d’église dans une forêt)] (vers 1831) - est à cet égard emblématique. Il montre une église en ruine plantée dans une nature sombre et soutenue par une sorte de charpente en forme de Croix qui empêche son affaissement. La vision romantique qui est celle de l’artiste déplace l’image biblique de la Croix dans le monde naturel, exprime le processus de sécularisation qui fait entrer la société du XIXe siècle dans une transformation de son rapport au divin.

Mais, ne nous trompons encore pas ! La « trace des dieux enfuis » n’exprime pas la mort de Dieu. Elle n’est pas non plus une gestion de la disparition du Dieu chrétien dans une nouvelle forme artistique qui pourrait en permettre la réapparition. La trace n’est pas une nostalgie des origines, le regret du disparu qui serait le dieu enfui. La trace n’est pas un visage du passé. Ainsi au XIXe siècle, le mouvement romantique avertit l’homme de son temps du danger qui menace tout peuple engagé dans un mouvement de transformation culturelle. Pour dire ce qui est spirituel, l’artiste n’a pas à construire une belle forme de ce qui est parti. Il n’a pas à substituer le tout au rien, mais à recueillir la « trace du dieu enfui », c’est-à-dire la proximité de son éloignement ou la présence de son absence. En somme, à opérer un arrêt sur image de l’histoire qui s’accélère. Aussi, pour dire ce mouvement un instant arrêté - ce loin-près qui est au bord du rien -, la langue invente précisément deux mots nouveaux : le sacré et le profane. Les deux termes existaient jusque-là sous la forme d’adjectifs. Ils font leur entrée dans le vocabulaire sous la forme de substantifs où ils s’apprêtent à fonctionner comme les deux extrêmes, les deux opposés, les deux contraires d’un binôme. La trace va se situer à la jointure du sacré et du profane. Le spirituel dans l’art se trouve à présent dans cette jointure (...)

Pour lire l’article complet de Sylvie Barnay sur l’exposition, cliquer ici

Intervention de Jérôme Cottin

Jérôme Cottin

Impressions de l’expo

En tant qu’esthète :
 C’est bien de voir des oeuvres, dont certaines sont très connues, dans leur vérité, leur authenticité et leur unicité (cf l’"aura" de Benjamin), et pas seulement reproduites et démultipliées par les moyens de communication de masse.
 J’ai retrouvé de nombreuses oeuvres présentes dans mon livre, La mystique de l’art, (en part. certaines liées à "l’expressionnisme allemand", et des éléments qui vont dans le sens de la thèse que j’ai défendue et développée dans mon livre : sous certains aspects, les artistes sont les prophètes des temps modernes.

En tant que théologien :
 Je trouve que la Bible est plus présente (même si c’est de manière détournée, cachée, parodiée) dans les oeuvres montrées, que dans les commentaires sur les oeuvres. Je déplore le manque de culture biblique de nombreux commentateurs (cf. le catalogue). Le livre de Marcel Gauchet sur le désenchantement du monde est plus cité que la Bible. Serait-il devenu une nouvelle Bible ?
 Il y a un a priori iritant chez les organisateurs et de nombreux commentateurs, ainsi qu’une confusion évidente. L’a priori : on serait sorti du christianisme ; la foi chrétienne ne serait plus présente que sous forme de trace, de reste archéologique, de souvenir historique. Or serait "sorti du divin". Voilà un jugement fort rapide, incontestablement faux (que le christianisme ne soit plus - et heureusement - en situation dominante ou de pouvoir, ne veut pas dire qu’il n’existe plus) et en même temps très euro-centré. La confusion : celle qui est faite entre foi et religion. On mélange les deux notions. Pourtant, la théologie nous a appris à les distinguer fortement. Dans la perspective d’une théologie de la Parole, la foi s’oppose à la religion, qu’elle critique de l’intérieur. Critiquer la religion, les dogmes, l’institution, ce n’est pas rejeter la foi ; ce peut même signifier le contraire : réactiver une foi vivante, vécue intensément (cf. La "théologie dialectique de Barth, Bultmann, Bonhoeffer...).
 Quand J. de Loisy écrit : "l’aventure de l’art n’est plus de dire nos dieux (...), mais d’apporter au monde qui chancelle la trace du sacré ultime sur la terre, la grâce précaire du réel, la grâce fragile de l’homme", il est très proche de la définition biblique de la foi. Il utilise d’ailleurs le mot "grâce", très connoté théologiquement. Quant à Alfred Pacquement, il reconnait que : "Nombre d’artistes, plus encore aujourd’hui qu’hier, se servent de sources bibliques dans leurs productions d’images".

Sur les oeuvres choquantes, scandaleuses :
 C’est une des constantes de l’art contemporain, depuis "dada" et le surréalisme. Si on ne supporte pas l’aspect choquant de certaines oeuvres, mieux vaut ne pas s’intéresser à l’art contemporain.
 Le caractère choquant est souvent dû à une mauvaise lecture, à un manque de culture et d’informations de la part du spectateur.
 Le choquant peut être salutaire
 Le choquant est aussi biblique. Pensons aux "actes de prophètes", souvent scandaleux (Osée, Esaïe, Ezechiel...) ; la croix elle-même, est le plus grand scandale : qu’un dieu meure comme un séditieux, et que cet acte soit fondement de la foi chrétienne. Citation de D. Bonhoeffer (théologien luthérien allemand pendu par les nazis) : "Le juron de l’impie peut plus plaire à Dieu que l’alleluia de la personne pieuse".

Sur le sacré et sa relation à l’art :
 Ne pas oublier que la Bible désacralise le monde. Contrairement à ce que l’on trouve dans l’Orient ancien, peuplé de dieux multiples, et où tout est sacré, la Bible -c’est son origininalité et sa modernité - affirme que le monde n’est que création (c’est déjà pas si mal !), et que seul Dieu est sacré/saint. Le monde est rendu à sa profanité originelle.
 Sur les différentes notions de "sacré", leurs relations à la pensée biblique et à l’art, je revoie à mon article : Peut-on parler d’"art sacré" ? , publié sur ce site (et dans une revue coréenne).

Conclusion (provisoire)
 Cette expo (et les oeuvres d’art contemporaines en général), renvoient très fortement au spectateur des oeuvres, qui devient acteur, créateur, en ce qu’il participe lui aussi à la construction du sens de l’oeuvre (qui n’est pas donnée au départ) Je renvoie à une citation du jésuite Friedhelm Mennekes (l’un de pionniers, à Cologne, de rencontres entre le christianisme et l’art contemporain, et l’un des rédacteurs du catalogue de l’exposition : "Depuis que l’art s’est affranchi de la contrainte du message, son sens spirituel ne peut plus se tenir objectivement dans l’oeuvre, mais tout au plus dans le discours subjectif. Et là, les probabilités sont nombreuses, pas seulement pour l’amateur d’art".

Intervention de Patrick Piguet

Patrick Piguet
Au premier plan

Les paradoxes de la croix

Nous nous habituons aux croix ; nous en clouons sur nos murs. Certaines sont de beaux objets souvent exposés dans les vitrines des antiquaires. Un corps s’y tord, mais avec la beauté d’un athlète. La dérision peut s’y limiter d’un linge. Parfois, la croix se débarrasse du corps ; lavée ainsi de sang et de sueur, elle devient simple signe d’appartenance, signal pour la génuflexion. Croisement indolore du vertical et de l’horizontal, la croix est devenu conceptuelle.

N’est-ce pas contre ce risque d’affadissement que s’élève une part de l’art contemporain ? Et notamment quelques ¦uvres présentées dans l’exposition Traces du sacré ?
Le crucifix de Germaine Richier n’a-t-il pas fait scandale pour la simple raison que certains ne supportaient pas de voir représenté le scandale même de la croix ? Or, la défiguration du Christ est nécessaire pour nous rappeler et nous rendre sensible cette kénose du visage qui est un don fait à l’humanité pour qu’elle cherche en chacun celui du Christ. Un poète contemporain, Jean-Pierre Lemaire, en exergue à son nouveau recueil, Figure Humaine, où se lit la mémoire d’Auschwitz, cite saint Augustin :"La défiguration du Christ nous donne figure. S’il n’avait pas accepté d’être défiguré, nous n’aurions pas recouvré la figure que nous avions perdue."

Dans Le Crucifié au masque à gaz, gravure qui fit aussi scandale, George Groz s’est -il vraiment moqué du Christ en l’assimilant à un soldat des tranchées ? N’y a-t-il pas là, bien au contraire, accusation de ceux, invisibles, qui le raillent, en masquant les visages qu’ils ont envoyés à la destruction malgré une protection, le masque, qui en fait nous protège de voir ainsi le visage sacrifié ? C’est l’analyse que propose Gunther Anders dans son ouvrage sur George Grosz (1961, aux éditions die Arche, à Zurich)

La croix du Christ, s’il est encore un paradoxe qui nous concerne, doit incarner les contradictions tragiques de notre temps. Comment imaginer qu’elle ne malmène pas les représentations paresseuses que nous courrons le risque d’en faire ?

Intervention de Isabelle Saint Martin

Isabelle Saint Martin

On trouvera une reprise et un approfondissement de l’intervention orale de Isabelle Saint Martin dans l’article suivant :
 "Du spirituel dans l’art du XXe siècle", Archives de Sciences sociales des religions 144, (octobre-décembre 2008), pp. 125-139.