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Réflexion

I. L’art n’est plus de l’art

Article paru dans l’hebdomadaire Réforme, n°3241, 4-10 oct. 2007, p. 12

Les nouvelles formes d’expressions artistiques fleurissent partout : dans les musées et galeries d’art certes, mais aussi dans l’espace public (rues, places, campagne), ainsi que dans les églises, qu’elles soient désaffectées ou non . On appelle cette nouvelle forme d’art, omniprésente, multiforme et souvent éphémère, "l’art actuel" ou "l’art d’aujourd’hui". Cet art vivant constitue de plus en plus un langage, par lequel se disent des informations sur le monde et sur nous-mêmes. Mais ce nouveau langage artistique est souvent ressenti comme hermétique, étranger ou provocateur. Il nous faut donc chercher à le comprendre plutôt que de le juger. Mais cela est d’autant plus difficile que notre culture artistique est en générale plutôt littéraire et musicale que plastique, et centrée sur l’âge classique. Or depuis ces temps révolus, l’art a évolué, s’est transformé ; il a même complètement changé de nature et de fonction.

Je voudrais simplement proposer quelques éléments de compréhension de cet art pour un public marqué par la sensibilité protestante. Ce nouveau langage risque à la fois de le dérouter et de l’intéresser : il le déroutera, car il ne s’agit pas d’un langage verbal, articulé, rationnel ; il est plutôt visuel, émotionnel, sensitif, trois éléments qui ont été longtemps évacués ou refoulés de la spiritualité protestante. Mais il l’intéressera également : comme tout langage, l’art doit être interprété. Or toute interprétation a besoin de raisonnement pour se dire. On retrouve alors un univers familier à ceux qui sont rompus à l’étude des textes, qu’ils soient bibliques ou non, ainsi qu’à leur transmission par le moyen de la parole.
On pourrait résumer le déplacement opéré par l’art actuel par rapport à l’art des périodes plus anciennes, par les quatre principes suivants :

1. L’art n’est plus beau. Autrefois, on identifiait facilement l’art et la beauté. Etait de l’art ce qui était beau, harmonieux, agréable à regarder. Cela impliquait qu’il fallait évacuer le laid, l’horrible, le bizarre, le difforme (il existait bien sûr des exceptions). Aujourd’hui, on est dans la logique inverse. Les artistes se méfient du beau. Ils ne cherchent pas l’harmonie des formes. Une œuvre d’art sera ainsi souvent laide, disharmonieuse ; elle nous agressera. C’est que d’autres notions, comme le vrai ou le réel sont venus remplacer celle du beau. Un artiste cherchera surtout à exprimer ce qui est vrai pour lui - la difficile réalité dans laquelle nous vivons - sans chercher aucunement à l’embellir. On conviendra facilement que notre monde est rarement beau à la manière d’une œuvre d’art classique. Ce monde, fait de souffrances multiples, est souvent laid, marqué par la violence, la souffrance et l’injustice. C’est ce monde-là - et non un autre, à leurs yeux mensonger - que les artistes d’aujourd’hui veulent capter.

2. L’art est multiforme. L’art avait autrefois des formes et des techniques bien spécifiques : on distinguait entre la peinture, la sculpture, le dessin, la gravure etc. A chaque forme d’art correspondait une technique particulière, des matériaux bien différenciés. Aujourd’hui, tout est mélangé, à tel point les artistes se disent plus plasticiens que peintres ou sculpteurs. Ils mélangent les techniques et travaillent avec toute manière : de la plus noble - le bois ou la pierre - à la plus triviale : les déchets et les excréments. Ils peignent sur des photos, sculptent des surfaces planes, évacuent cadres et support, transforment tout objet en "œuvre d’art". Non seulement toute technique sera mixte, mais l’objet artistique combinera des techniques manuelles et des techniques médiatiques (vidéo, images de synthèse). L’objet d’art aura ainsi une forme hybride, constitué de plusieurs strates de réalisation, tel un objet inconnu à découvrir et à explorer.

3. L’art est partout. Le même phénomène qui consiste à ne rien exclure comme matière pouvant servir à créer une œuvre, se retrouvera dans les lieux d’exposition des œuvres contemporaines. Autrefois, une œuvre d’art était faite pour un lieu sacré. La Réforme et la Renaissance ont ensuite laïcité et privatisé les œuvres, en les mettant dans les palais princiers et dans l’espace bourgeois privé. Le 19e siècle a ensuite recréé de nouveaux lieux communautaires, les musées. Au 20e siècle, l’art gagne l’espace public. Ces dernières années, nombreuses sont les œuvres qui investissent la rue, les places, les espaces urbains, de manière soit permanente, soit provisoire (le temps de l’exposition).

4. L’art est éphémère. Autrefois, une œuvre était faite pour durer, elle visait même à la pérennité. Elle traversait les époques et les siècles. Aujourd’hui, l’art - tout comme le produit de consommation mais selon une logique inverse - vise à l’éphémère. Ce qui fait sa valeur, c’est la fragilité. Fragilité du matériau qui s’use et se détruit par lui-même. Vulnérabilité dues au lieu et condition d’exposition. L’œuvre ressemblera de plus en plus à la vie elle-même : elle aura une naissance, une vie, une fin. Parfois, la durée de vie d’une œuvre est si éphémère, qu’il faut la photographier pour en garder la mémoire (on l’appellera alors "performance") On n’exposera ensuite pas l’œuvre, mais sa trace, le souvenir de sa fugitive présence, tel les traces de pas sur du sable.

Anselm Kiefer : les rebuts, la mémoire, la Bible.

La récente exposition d’Anselm Kiefer au Grand Palais à Paris, intitulée Sternenfall -Chute d’étoiles, dans le cadre de la Monumenta 2007, pourrait bien résumer ces nouveaux concepts artistiques. Kiefer, qui est considéré comme le plus grand artiste outre-Rhin actuel, n’a pas hésité à empiler des déchets de matériaux de constructions, créant ainsi comme des tours de Babel, imposantes et dérisoires. De multiples matériaux furent combinés dans les immenses voûtes du Grand Palais, pour créer un langage neuf, faisant échos à diverses écritures poétiques (Paul Ceylan, Ingeborg Bachmann, la Bible). Kiefer réactive par la poésie du geste plastique une mémoire collective, tendue entre le souvenir, l’oubli et la destruction. Parmi les sept imposantes installations exposées sous les voûtes du Grand Palais, deux reprenaient des thèmes bibliques : Dans la "Maison 4", l’installation intitulée Aperiatur Terra (2007), reprenait un extrait d’un verset d’Esaïe 45 : "Que la terre s’ouvre". Dans la "Maison 7", intitulée Palmsonntag - Dimanche des rameaux (2006), Kiefer a réinvestit l’imaginaire de cette fête chrétienne en jouant sur des effets de matière autour de feuilles et branches de palmier.

JC