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Réflexion Charlie : caricature et religion : 7 éléments de réflexion (dont 1 critique).

Jérôme Cottin

On lira aussi l’article : La notion de "blasphème" : éléments de réflexion

Plusieurs personnes, troublées par la violence de certaines caricatures religieuses de Charlie Hebdo nous demandent des éléments de réflexion sur ce thème, en voici six :

 1. La caricature est un genre artistique connu depuis des siècles en Europe. On sera peut-être étonné d’apprendre que la Réforme fut l’un des mouvements qui, au 16e siècle, sinon inventa, du moins popularisa la caricature. L’Église naissante a en effet utilisé les possibilités de l’imprimerie, pour diffuser en grand nombre des gravures sur bois en noir et blanc stigmatisant, parfois de manière très violente, le Pape et les tenants de l’Église romaine, qu’elle combattait (une exposition sur ce thème a eu lieu au musée international de la Réformation à Genève en 2013 [1]). Rappelons également que la première représentation connue de la crucifixion était une caricature (un dessin gravé sur la pierre, sur le mont Palatin à Rome, datant du IIIe siècle, et montrant un Christ à tête d’âne, avec l’inscription « Alexamenos venère son Dieu »).

 2. Il serait problématique qu’un journal satirique comme Charlie Hebdo ne s’en prenne qu’aux religions, et à plus forte raison qu’à l’islam. Mais ce sont tous ceux qui exercent une responsabilité ou un pouvoir dans l’espace social qui sont caricaturés, moqués et ridiculisés dans ce journal satirique (comme dans Le Canard enchainé d’ailleurs, son illustre grand frère) : les religions, mais aussi les politiques, l’armée, les sportifs, les vedettes du show, le capitalisme etc. A travers l’image du Bauf, représentée par Cabu (un « français moyen » égoïste, grossier, lubrique, fasciné par l’argent, consommateur idiot, machiste), c’est finalement chacun de nous qui est visé. Cette critique de tous et de nous est saine, non seulement en démocratie, mais aussi dans le christianisme. Elle n’est pas si éloignée que cela de la « confession des péchés » protestante, dite pendant le culte avant de recevoir le pardon de Dieu, dans laquelle nous nous présentons devant Dieu « tel que nous sommes en vérité », image peu flatteuse de nous-mêmes pour mieux pouvoir nous en libérer.

 3. La caricature suppose de l’humour ; il faut savoir rire, d’abord de nous-mêmes, puis des autres, et surtout, des situations où s’exercent des enjeux de pouvoir et d’argent. L’humour est un trait peu protestant. On souligne souvent l’austérité et le sérieux protestants. La contrepartie est son manque d’humour. Mais l’humour est sain, libérateur et fédérateur. A condition de s’inclure soi-même dans ces exercices de dérision.

 4. On ne redira jamais assez qu’une image n’est pas la réalité, ni même son reflet, mais une expression visuelle personnelle, située (et donc limitée) dans l’espace et le temps. Elle est un langage – comme le mot – et non ce qu’elle désigne. Elle est de l’ordre du « signe », et non de la « chose », pour reprendre une distinction sémiotique que l’on doit à Saint Augustin. Ces polémiques traduisent aussi un manque de culture dans l’expression visuelle. Malgré le flot incessant d’images qui nous entourent, nous restons des analphabètes des images. Or, plus on analyse et on contextualise les images, plus on s’en distancie et plus elles perdent de leur pouvoir. Face à l’émotion (en positif comme en négatif) d’une image, une seule attitude est efficace pour prendre de la distance : la pensée réflexive.

 5. Rappelons que des caricatures religieuses choquantes peuvent être d’authentiques et nécessaires gestes de protestation, et donc de libération. Un seul exemple pris dans l’histoire du XXe siècle (mais il y en aurait de nombreux autres). En 1927, l’artiste allemand Georges Grosz, athée, communiste et pacifique, a produit une caricature qui l’a conduit au tribunal : un soldat allemand (avec bottes et masque à gaz) crucifié, avec, en dessous, le slogan « Ferme ta gueule et continue à servir ». Cette caricature antimilitariste dénonçait aussi l’attitude complaisance des Églises vis-à-vis des préparations à la guerre. L’histoire ultérieure a hélas montré que ce caricaturiste – et lui seul – avait raison. Une caricature violente, choquante, peut ainsi être une parole salutaire, contribuer à une saine prise de conscience, dire la vérité quand une société tout entière vit dans le mensonge.

Caricature religieuse de Georges Grosz, 1927, pour le pacifisme.

 6. Enfn ce qui concerne les caricatures du prophète Mahomet : ne devrait-on pas prendre plus au sérieux la double, voire le triple iconophobie [2] de l’Islam ? Non seulement on ne doit pas, en Islam, représenter Dieu, mais pas non plus son prophète ni - pour de nombreux croyants – aucun être vivant et aucun être humain ? (on trouve d’ailleurs la même radicalité dans le texte biblique de Deutéronome 4,15-20). C’est pourquoi l’art, en Islam, est essentiellement floral, décoratif et calligraphique. Comment concilier alors ce qui est vécu par de nombreux musulmans comme une expression religieuse la plus intime et la liberté d’expression de la République ? La question est posée, comme est posée celle de l’éducation et l’intégration de l’islam dans certaines structures de la République, où il est singulièrement absent ou sous-représenté : les aumôneries de prison, d’hôpital, d’armée ; sa présence officielle dans les trois départements concordataires, l’aide à la formation des imams, des départements de théologie musulmane, un nombre suffisant de mosquées, des manifestations publiques reconnues (à l’images des pèlerinages catholiques…).

7. Je termine par une critique. Défendre la liberté d’’expression, ce n’est pas non plus tout accepter ; c’est aussi savoir et pouvoir questionner et critiquer. Je pensais dans un premier temps que la critique de la religion de Charlie était une critique des institutions et des pouvoirs, ou des croyances dévoyées, non de la foi authentique. Mais force est de constater que la foi en tant que telle est en général non seulement critiquée, mais niée. Pour certains, dans la mouvance de Charlie, on ne peut pas croire tout simplement parce que Dieu n’existe pas ; puis un glissement s’opère : on ne doit pas croire, car Dieu est le mal absolu.. Une condamnation est posée, indiscutable, et elle a valeur de vérité universelle. Les croyants ne sont pas des croyants mais des personnes conditionnées par une culture rétrograde et mortifère. Croire, c’est être sous l’emprise du mal : "Tant qu’il existera un être humain pour croire en un dieu, rien ne l’empêchera de vouloir, un jour, imposer ce dieu-là à la planète entière. La foi est une aberration, un danger. Ce ne sont pas des musulmans exaltés, qui ont tué Charb, Tignous et leurs potes. Ce sont de banals croyants, parce que chaque croyant, même modéré, est un montre potentiel" [3]. Et le Charlie du 14 janvier 2015, rapporte une interview de Charb, datant du 11 septembre 2011 : "On s’inquiète de voir les musulmans modérés ne pas réagir. Il n’y a pas de musulmans modérés en France. Il n’y a pas de musulmans du tout" [4].
Je laisse ces auteurs la responsabilité de leurs jugements que je trouve lourds de violences faites à l’autre ; je ne peut que contester à la fois leurs fondements idéologiques, leur prétention à s’ériger en une vérité universelle, incontestable ; mais aussi ce que cela témoigne comme mépris ou ignorance d’une vérité humaine et sociale observable, porteuse d’espérance et de paix là où elle est vécue dans l’authenticité, le respect des autres et l’amour de la différence. C’est l’histoire de l’arroseur arrosé : au nom de la tolérance et de la liberté d’expression, on en vient à revendiquer l’intolérance et le refus d’une pensée autre. Dommage.