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Réflexion

J. Cottin : Peut-on parler d’ "art sacré" ?

Des usages courants à la notion biblique du sacré

Peut-on définir un peu plus précisément ce que traduisent les relations entre l’art et "le sacré" ? En français, on parle même d’ "art sacré" [1] (all. "Die Kunst und das Heilige", angl. "the art and the sacred"). Mais que met-on sous cette expression ? Si l’on voit à peu près ce que désigne le mot "art", le mot "sacré" apparaît en revanche comme étant beaucoup plus flou. Je voudrais partir des divers emplois de l’expression "art sacré" ou "sacré" appliqué à l’art tels qu’on les utilise et comprend aujourd’hui pour remonter, par étapes, à la notion biblique de "sacré". Je reviendrai ensuite à l’art et verrai à quelles conditions on peut le qualifier de "sacré".

1. Un éventail très large de notions

"Art sacré", le mot est utilisé selon des acceptions très larges, voire contradictoires, et cela tant dans la littérature spécialisée que dans le langage courant. Mircea Eliade par exemple, dans un court article intitulé "Sur la permanence du sacré dans l’art contemporain" [2], utilise ce mot dans au moins 4 acceptions différentes : a) le sacré est d’abord un mot générique qui désigne tout ce qui est religieux ou chrétien dans l’art. b) le sacré est aussi une notion psychologique ; c’est ce qui est "pré-religieux" en l’homme, ou pulsionnel, ou inconscient. c) le sacré est aussi une qualité liée à la matière, une sorte d’état premier, informel des éléments ou objets, en relation avec le "cosmique" ; Eliade parlera à plusieurs reprise de "hiérophanisation" de cette matière, qui est à la fois artistique, archaïque et cosmique. d) enfin, le sacré désignera tout ce qui n’est pas rationnel, démontrable scientifiquement : le sacré, ce sera l’irrationnel. L’un des artistes contemporain de ce sacré serait le sculpteur Brancusi, qui essaye de retrouver ou recréer, dans la matière, "un autre univers : nouveau et pur, non corrompu par le temps et l’histoire" . Difficile donc de se positionner face à un concept aussi imprécis.
Il en va de même dans une littérature plus générale, comme dans le langage courant. J’ai cru pouvoir distinguer 5 conceptions différentes du sacré, que je classe du plus séparé au plus mélangé par rapport à un art qui serait non sacré, profane, séculier.

1. Art sacré = art des icônes ; les icônes sont images qui possèdent des propriétés particulières. Il ne suffit pas que le sujet soit religieux pour que ce soit de l’art sacré. Il faut plus ; il faut que l’artiste soit engagé dans une relation de foi et que son art soit légitimé par une instance religieuse. Le Christ rouge de Lovis Corinth, comme la plupart des œuvres moderne à sujet religieux ne sont pas de l’art sacré car les artistes sont indépendants des Eglises. Cet art "sacré" suppose, au minimum, une foi très convaincue de l’artiste. Un athée qui fait une œuvre d’art à sujet religieux ne peut pas faire de l’art sacré. L’icône, l’image orientale, elle doit correspondre à des règles esthétiques et liturgiques précises.

2. Art sacré = art produit par "les religions". Il y a des dimensions spirituelles communes à toutes les religions, et qui se révèlent particulièrement dans les expressions artistiques de ces religions. C’est la perspective adoptée par André Malraux, Mircea Eliade, Roger Cailloix [3], reprise par Joseph Pichard [4] qui discerne 4 voies du sacré dans l’art religieux, à travers les époques et les religions et les lieux .

3. Art sacré = art "sacral" (dans l’espace ecclésial) ; art liturgique ; art d’Eglise ; art pour l’Eglise. Art au service du culte, de la liturgie ; art qui se trouve dans un espace spécifique, servant à la dévotion, à la transmission de la foi, à la célébration de l’eucharistie. Cet art est en étroite relation avec le lieu (l’église), le temps (les fêtes et temps liturgiques) et la communauté (la célébration ou la dévotion privée). En France en général, l’art sacré désigne l’art chrétien catholique (on oublie qu’il existe des chrétiens non catholiques et du sacré non chrétien) [5]

Les deux définitions suivantes situent plus l’art sacré à l’intérieur d’un art profane ouvert à toutes les influences. Ce sont elles qui sont utilisées dans la pensée et l’initiative du dominicain Alain-Marie
Couturier, l’un des fondateurs, de la revue Art Sacré :

4. Art sacré = art qui possède une qualité de transcendance, une capacité à se dépasser. Art qui soit porteur d’un message "religieux", transcendant, soit par son thème, soit par sa forme, soit par son style. Visible qui pointe vers l’invisible. Art qui ne se réduit pas au seul plaisir de la forme, au seul langage formel. Il y a un message. Une forme artistique réelle, réussie, au service d’un contenu, d’un idéal, d’une transcendance. Ce serait la position défendue par Pierre-Raymond Régamey, l’autre défenseur, avec le Père Couturier, d’une conception de l’art "sacré" ouverte à la modernité esthétique. Marcel Brion propose l’expression "art du sacré" [6], pour distinguer cet art religieux d’une conception trop cléricale du sacré

5. Art véritable. Même une œuvre qui n’a ni fonction ni contenu religieux peut être dite sacrée. Le sacré, c’est l’art à l’état pur, l’art véritable, "la perfection assumée", "ce qu’il y a de meilleur dans l’art d’aujourd’hui" (M.-A Couturier) . L’art sacré, c’est l’art au cœur de la vie : "On prend la vie où on la trouve, comme elle est" aimait à dire le Père Couturier [7]. C’est aussi la position que défend Manessier, quand il répond à la question que lui pose Pierre Encrevé : "Faites-vous de l’art sacré ? " Réponse du peintre : "Ou bien tout art est sacré, ou bien aucun ne l’est. La lumière que le peintre met sur une pomme fait partie du sacré, et si c’est une mauvaise peinture, pomme ou Passion, elle est méchante [8].

Selon les définitions 1, 2 et 3, un art sacré se situe dans une relation de différence ou de rupture avec le monde profane ; tandis que selon les définitions 4 et 5 il n’y a plus de séparation possible entre les deux. C’est l’intention et le regard que l’on porte, l’expérience que l’on fait, la qualité intrinsèque, qui font qu’une œuvre peut être qualifiée de sacrée. Tout objet, toute représentation peuvent être à la fois qualifiés de sacré ou de profane, selon ces critères qui resteraient à définir, si tant est que cela soit possible.

2. Le sacré selon Rudolf Otto [9]

Quand on parle de manière plus érudite que le langage commun du "sacré", on évoque immanquablement une étude célèbre, qui a marqué la théologie, la science des religions et les arts au siècle dernier. Le sacré (Das Heilige) est un ouvrage de philosophie et de psychologie religieuse, écrit par le théologien protestant (luthérien) de l’université de Marbourg, spécialiste d’histoire des religions, Rudolf Otto [10]. Depuis 1917, date à laquelle ce livre paraît pour la première fois, on ne peut plus guère parler du sacré sans le mentionner, tellement les rééditions de ce livre furent nombreuses. Soulignons trois raisons de nous intéresser à cette notion :
 1. Otto propose une approche interreligieuse de la question du sacré (il a aussi découvert le sacré dans la mystique de l’Inde, où il a participé à une mission en 1911) ; à son époque déjà, il se lance dans une approche comparative du christianisme et de l’hindouisme, des religions orientale et occidentale, du christianisme et des autres religions.
 2. La réflexion de Otto sur le sacré a influencé le théologien du 20e s. qui s’est le plus intéressé aux relations entre la théologie et l’art de son époque, Paul Tillich [11].
 3. Enfin, cette notion permet sans doute de dresser un pont entre l’esthétique et le religieux, puisque le sacré est quelque chose qui se voit, s’entend, s’éprouve avec les sens.

Ce sacré, peut être qualifié par d’autres mots comme le "numineux", ou le "mystère qui fait trembler", p. 29). C’est le sentiment de l’état de créature, de notre néant face à une immensité qui nous dépasse et nous surplombe. Ce sacré suppose un état religieux, un monde religieux, surnaturel. (contre le Dieu de la philosophie, de la spéculation). C’est le Dieu de Luther contre celui d’Erasme, la foi absurde et irrationnelle contre la raison.

Il y a d’autres noms ou caractéristiques pour qualifier ce sacré : le mysterium, le "tout autre" (pp. 46-53), le "surnaturel", le "transcendant". Le religieux à l’état premier, l’ineffable, l’arrêton, le mystère absolu. C’est ce qui saisit et émeut l’être humain, ce qu’il y a de plus intime et de plus profond dans toute émotion religieuse intense.
Il y a dans le sacré une immensité qui nous dépasse, et nous renvoie à notre petitesse. Cette inaccessibilité et puissance (majestas) du divin est ce qui nous fait dire, avec les mystiques : "moi je ne suis rien, et toi, tu es tout". Le sacré, c’est cette dimension mystique que l’on trouve dans toute religion, dans la mystique musulmane comme chez Maître Eckhart ; "Lorsque que l’homme devient pauvre et humble, Dieu devient tout en tout". Idée contraire au platonisme et au panthéisme ; expérience mystique du type de celle d’Abraham.
Ce sacré possède un côté terrifiant, et un côté rassurant. Le terrifiant, c’est le tremendum, une "frayeur" qui a quelque chose de spectral (Ex 23, 27 ; Jb 9, 34 ; 13, 21), une "terreur sacrée", "inaccessibilité absolue" (p. 37). Mais il y a aussi le côté merveilleux. C’est le fascinans, l’élément captivant du numineux, la grâce (p. 191).

L’ouvrage de Otto s’intéresse au "sacré" non à "l’art sacré" ni aux relations entre le sacré et l’art. Pourtant il n’est pas éloigné qu’il y paraît des questions esthétiques ; dans le chapitre XXI intitulé "La manifestation du sacré", l’auteur évoque les relations entre le sacré et le sensible : "Les manifestations de la révélation sensible du sacré s’appellent, dans la langue de la religion, des "signes" (p. 194). Il dit également que l’intuition, état humain approprié pour comprendre le sacré s’accompagne de "visions intuitives" (Anschauungen), expression que Otto reprend de Schleiermacher. Du sensible, on passe au visuel, puis à l’esthétique. Je cite André Jundt, - autre théologien protestant - traducteur en français et préfacier de l’ouvrage de Otto : "il s’intéresse à la connaissance intuitive, qui s’exprime en jugements esthétiques" ; "le jugement esthétique consiste à rattacher une donnée sensible à une réalité intelligible, en vertu d’un pouvoir qui ne relève ni de l’intelligence, ni de la volonté, mais du sentiment" ("Préface", p. 11).

Je terminerai cette trop rapide incursion dans cette étude par une suggestion en forme d’hypothèse, qu’il s’agirait bien sûr d’étudier d’un peu plus près : et si le théologien Otto proposait l’itinéraire inverse de celui du peintre Kandinsky ? L’ouvrage du peintre russe émigré à Munich, Du spirituel dans l’art [12], est de quelques années antérieur à celui du théologien de Marbourg. Le connaissait-il ? On pourrait imaginer qu’ils abordaient le même sujet, en partant pourtant de modes d’expressions et d’univers conceptuels différents. Entre la notion d’ "Einfühlung" que Kandinsky a reprise de Worringer [13], et celle d’ "intuition" chère à Otto, il y a plus que des ressemblances. Tandis que Kandinsky cherche à aller de l’art à la spiritualité, Otto part de la notion de sacré, pour montrer qu’elle peut déboucher sur une expression formelle, si ce n’est esthétique. Une démarche croisée, et à certains égards, complémentaire.

Sur bien des aspects, la thèse de Otto sur le sacré apparaît comme étant dépassée ; signalons rapidement quelques objection majeures : a) Il n’est pas tenu compte des affects, de ce que je ressens face à telle ou telle œuvre "sacrée" ; chacun réagirait de la même manière face à ce sacré qui empêche toute réception ou processus d’appropriation subjective. b) Cette approche fait l’impasse sur une démarche de type phénoménologique ; les différents contextes des manifestations du sacré ne sont pas pris en compte ; comme s’il existait un sacré universel, transposable dans les situations les plus diverses, indépendant des manifestation singulières. c) Cette catégorie du sacré empêcherait de prendre au sérieux Les intentionnalités de l’œuvre, ses finalités propres. d) Enfin, il est illusoire de penser qu’il existe une dimension universelle du sacré hors de toute instance qui le reconnaît comme tel. Le sacré est attesté et institué par une instance régulatrice et normative qui légifère sur ce qui, à ses yeux, est sacré ou non. Pas de sacré donc sans consécration, sans geste instituant.

La critique de cette notion de sacré va donc de pair avec la critique d’une ontologie du sacré.

Malgré ces critiques, on pourrait pourtant se demander s’il n’y a pas une persistance d’un sacré à travers la diversité des expressions artistiques et malgré les ruptures historiques. Le rapport subjectif et existentiel à l’œuvre épuise-t-il le message de l’œuvre en tant que matière et objet ? Celle-ci n’a t-elle pas une présence autre, qui transcende les messages qui lui sont liés ? Certains, comme le philosophe Raymond Court, ne sont pas loin de le penser [14]. Et à la suite de l’ontologie heideggérienne, ils défendent la possibilité d’une ontologie de l’œuvre d’art.

3. Quelques notions bibliques sur le sacré

On sent toutefois qu’il faut essayer de serrer de plus près cette notion vaste et floue, et la Bible va nous y aider. On pourrait relever trois modèles bibliques, autour du sacré, du plus ancien au plus récent :

1. La Parole contre le sacré

La Bible n’est à priori pas très favorable au sacré. L’irruption de la Grâce de Dieu dans l’histoire humaine, des patriarches aux témoins du tombeau vide, se fait sur fond d’un monde désacralisé. Le Dieu d’Israël a lutté, par l’intermédiaire de ses prophètes, contre la tentation des humains de sacraliser, la nature, les lieux, les objets, les personnes. Le sacré est donc dans la Bible réduit à la portion congrue, quand il n’a tout simplement pas disparu de l’horizon du visible : il n’y a de sacré que Dieu ; et ce sacré n’est pas à la disposition des humains ; il dépasse leur champ de vision, leur langage, leurs créations et leurs actions.

Deux textes disent bien cette désacralisation du monde par l’irruption de la Parole :
 Dans l’AT le premier récit de la création (Gn 1), où les astres et autres éléments de l’univers sont devenus de simples objets, sans pouvoir et sans puissance. De figures divines, ces éléments cosmiques et telluriques sont devenus de simples objets. On peut les voir et les contempler, mais non leur parler ou leur adresser des prières. La comparaison avec le récit babylonien dont c’est inspiré cette réécriture sacerdotale est révélatrice de ce changement de perspective.
 Dans le NT, le récit de la mort de Jésus sur la croix est relu par l’évangéliste Matthieu (Mt 27, 45-54), comme signifiant la rupture d’une frontière, celle entre le profane et le sacré. En mourrant sur la croix comme un impie pendant une fête juive aux portes de Jérusalem, le Fils de Dieu rend caduque toute idée de lieu, de temps et de personne sacrés ; l’idée même d’un Dieu sacré vole en éclat dans l’image de cet agonisant torturé et défiguré. Alors que Jésus rend l’âme, Matthieu écrit : "le voile du Sanctuaire se déchira en deux de haut en bas" (v. 51a). Il signifie par là : - soit la fin de la frontière entre le monde juif et le monde païen ; - soit plus probablement la fin de la fonction sacerdotale de l’Ancienne alliance. Dans les deux cas, il s’agit de mettre en valeur une nouvelle relation au monde, lequel est désacralisé par le pouvoir de la Parole.

Dans le cadre d’un colloque déjà ancien qui eut lieu à Rome sur Le sacré, précisément, Paul Ricoeur a eu l’occasion de montrer la tension entre deux modes de relation au sacré [15]. : l’un contestataire et critique, c’est le mode de "la proclamation" ; l’autre, théophanique et religieux, c’est celui de "la manifestation" . Le Dieu de la Bible est du côté de la proclamation ; les dieux païens au contraire contribuent à de multiples manifestations du sacré.
Une autre reprise moderne de cette opposition se trouve dans la pensée d’Emmanuel Lévinas [16], qui oppose la magie idolâtre du sacré comme captation du divin, au saint, qui est l’attitude responsable de l’homme comme réponse éthique à la manifestation du divin

2. Le sacré manifesté et institutionalisé

Mais s’il est recadré, limité, encadré par le pouvoir de la Parole, le sacré n’est toutefois pas évacué de la Bible. L’un des textes fondateurs de la manifestation visible du sacré sur la terre (et non plus en Dieu seul, dans la sphère du divin qui nous est inaccessible) est la révélation de Dieu à Moïse en Ex 3, 1-14. Ce texte qui fonde la vocation de Moïse, est, au départ, saturé de visuel. Mais d’un visuel qu’on ne saurait ni décrire ni toucher. Le sens de vue est même mis en abyme : v. 2 : l’ange du Seigneur "lui apparut" ; puis : "Il regarda" ; v. 3 : "Je vais faire un détour pour voir cette grande vision" ; v.4 : "Le Seigneur vit qu’il avait fait un détour pour voir". C’est dans ce contexte très visuel qu’un lieu sacré est posé. Dieu dit à Moïse au v. 5 : "N’approche pas d’ici ! Retire tes sandales de tes pieds, car le lieu où tu tiens est une terre sacrée". (hébreu : "ademat kodesh hou"). A juste titre Chouraki traduit-il par "une glèbe sacrée". Un morceau sur cette terre est identifié comme étant un espace mis à part, un périmètre que l’humain ne peut pénétrer car Dieu s’y trouve. Dans ce lieu le fini contient l’infini. Dieu se révèle non seulement dans le temps de l’histoire, mais dans l’espace de la géographie.
Il faut noter l’importance de la racine hébreu kadosh (être saint, mis à part, consacré) et de tous ses dérivés, qui exprime cette idée de sainteté, de mis à part. Sacré (Qadosh, qodesh), signifie l’appartenance à Dieu : est saint/sacré tout ce qui lui appartient, qui est en relation avec lui. La racine : Qadash (=> saint, sacré, sanctifier, consacré), figure 152 fois dans le Lévitique (devant Ezéchiel, 105 fois, Exode : 102 fois). Un coup d’œil dans la concordance de la TOB par exemple, montre que cette notion de sainteté, principalement dérivée de la racine kadosh (gr. hagios) est loin d’être secondaire : 149 emplois sous forme d’adjectif dans l’AT, 69 dans le NT.

Ce mot kadosh désigne en premier lieu Dieu (Dt 32, 51 ; Ez 38, 23 ; Am 2, 7 ; Ps 33, 21 ; Ps 51, 13 ; Es 52, 10 ; Nb 20, 12 ; Es 29, 23 ; son nom Ez 36, 23). Dieu est appelé parfois "le Saint"(1 S 2, 2 ; Os 11, 9). Mais ce mot ne désigne pas uniquement Dieu. Le sacré désigne aussi de nombreuses réalités, objets, situations en relation directe avec Dieu, en "communion" avec lui :
 Des lieux (quelconques : Ex 3, 5 ; Jos 20, 7 ; un champ : Lv 27, 17 ; le Sinaï : Ex 19, 23), des objets (la tente de la rencontre : Ex 40, 9 ; l’autel : Ex 29, 37 ; Lv 16, 19 ; l’arche : 2 Ch 35, 3 ; Mi 1, 2 ; Ez 28, 14 ; Es 58, 13), le Temple (1 R, 9, 3.7 ; Dn 9, 24 ; 2 Ch 8, 11) ; Jérusalem (Jl 4, 17 ; Es 27, 13) ou ses portes (Ne 3, 1),
 Certains êtres humains dans des situation particulières (les prêtres : Ex 29, 21 ; Lv 21, 8, 2 Ch 26, 18 ; la famille : Jb 1, 5 ; les premiers-nés : Nb 3, 13 ; les guerriers : 1 S 21, 6 ; Jl 4, 9, Es 13, 3 ; des personnes : Ez 44, 19 ; Israël : Lv 20, 8 ),
 Des fêtes ou temps particuliers (Es 30, 29 ; Esd 3, 5 ; le sabbat : Ex 16, 23 ; le jubilé : Lv 25, 12),
 Une action spécifique : un acte liturgique ou rite de consécration (Jos 3, 5 ; 1 S 16, 5) ; un état spécifique (état de sainteté rituelle : Lv 11, 44).
Certaines réalités sont saintes par nature : le Nom, la résidence céleste. D’autres le sont parce que Dieu les a consacrées : son peuple (Ex 19, 6), le 7e jour (Gn 2, 3), les premiers nés, le sang et la graisse des animaux domestiques etc. D’autres sont saintes parce que l’homme les consacre : les offrandes, les jours fériés, et sa propre personne "soyez saints".

"Etre saint" est donc à la fois un don de Dieu et une exigence pour l’homme. Dans l’AT, le domaine du sacré est bien délimité, même s’il est extensible.

Ce qui s’oppose à la consécration, c’est le péché, le refus de se soumettre à l’autorité de Dieu. La profanation peut être punie de mort ; le sacré est dangereux : Ouzza est punit de mort, pour avoir touché l’arche d’alliance en tombant à terre, (2 S 6, 7). La sainteté peut avoir une dimension collective (le "peuple saint", Ex 19, 6 ; Dt 7, 6 ; 14, 2), ou individuelle (Lv 11-25). Mais dans la Bible, la sainteté collective prime. La sainteté est à la foi un don et une exigence de Dieu.

Le livre du Lévitique a même légiféré sur le sacré, réalité qu’il a structuré dans le cadre des la vie culturelle et de la religion sacrificielle d’Israël. La racine kadash se trouve 152 fois dans le Lv (ensuite Ez = 152 fois ; Ex = 105 fois). Ce livre peut être lu comme un programme de sanctification. Les chapitres 18 à 26, ainsi que le chapitre 27 sont entièrement consacrés au "Loi de sainteté" [17].

3. Le sacré comme événement d’une rencontre

Le sacré est donc multiple ; il peut prendre différentes formes, et concerne plusieurs lieux et objets. Mais il n’est pas pour autant omniprésent ni universel. Déjà dans la Bible elle-même, c’est une notion flottante, parfois omniprésente, d’autre fois complètement absente. Le passage de l’AT au NT pourrait ainsi faire apparaître un déplacement de la notion de sacré. Déplacement qu’il serait faux de qualifier par la notion d’ d’affaiblissement, voire de suppression. Je voudrais indiquer ce déplacement par les trois observations suivantes, que je fais toujours en m’aidant de la Concordance de la traduction œcuménique de la Bible (TOB) [18] :

1. Le NT se méfie encore plus du sacré que l’AT, tout en utilisant principalement deux mots, hieros (sacré) et hagios (saint), là où l’hébreu n’en utilise qu’un seul (kadosh). Il limite l’emploi de ce mot, voire l’évacue carrément :
 ainsi l’AT parle 23 fois d’une "chose sainte", mais il n’y a plus aucune mention dans le NT ; idem, pour "lieu très saint" : 15 fois AT, 0 fois NT, ainsi que pour "offrande sainte" : 13 fois AT, 0 fois NT.
 On note un déséquilibre largement en faveur de l’AT pour les mots "lieux saints" : 27 fois pour l’AT contre 4 fois dans le NT ; ou pour ce que la TOB traduit par "sacré" : 90 fois AT contre 6 fois NT.
Mais il ne faut en conclure pour autant que le sacré a disparu ; il a émigré, ou changé de nature. Car deux nouveaux éléments viennent contrebalancer cet affaiblissement qui prend parfois la forme d’une disparition :

2. La "sainteté" en tant qu’adjectif n’a pas disparu : 69 occurrence dans le NT pour 149 dans l’AT. Plus surprenant encore : le mot "saint" en tant que substantif (un, le ou les "saint-s") est renforcé : 63 fois NT contre 13 fois AT. Alors que le saint/sacré désignait dans l’AT principalement le Nom divin, Dieu (40 fois contre 7 fois NT), il désignera dans la Nouvelle Alliance des personnes. On assiste donc à une humanisation de cette notion. Le NT appelle "saints" non des personnes exceptionnelles, mais toute personne qui a entendu l’appel du Christ et y a répondu. Sont saints ceux qui se sont engagés à la suite du Ressuscité. Cette expression, curieusement absente dans les évangiles (sauf en Mt 27, 52), est omniprésente dans les épîtres pauliniennes, deutéro-pauliniennes et dans l’Apocalypse ; on la retrouve dans le Credo apostolique "la communion des saints". Démocratisation et "confessionalisation" ; tels sont les qualifications de cette notion qui désigne les disciples du Christ ressuscité, les membres rassemblés de la première Eglise.

3. Autre déplacement typique du NT : l’apparition du mot "saint" par rapport à l’Esprit, qui devient "le Saint-Esprit". L’Esprit (hébr. L’Esprit, la ruach est une réalité très présente dans l’AT, mais il n’est désigné que trois fois comme "Esprit saint" (Ex 63. 10.11 ; Ps 51, 13). Dans le NT en revanche on trouve 92 fois l’expression "Saint-Esprit" (ou Esprit Saint) qui devient un acteur de transformation important du monde et de la réalité (et pas simplement du cœur de l’humain). L’Esprit Saint agit, est créateur, transforme et renouvelle la création (Rm 8, 18-22) ainsi que les saints (Rm 8, 26-27). D’ici à suggérer qu’il participe à une transformation esthétique de la réalité, il n’y a qu’un pas à franchir.

4. Conséquences pour l’art

1. Stricto sensu, le mot sacré est impropre pour s’appliquer à l’art, en tous cas dans une perspective chrétienne [19] ; cette expression d’ "art sacré" contribue à brouiller les frontières entre ce qui relève de Dieu et ce qui relève de l’humain. Le sacré est divin, l’art est humain. Si on continue à utiliser cette expression en français, c’est en référence à un mouvement artistique, une conception religieuse de l’art qui ont utilisé ce mot. Son équivalent plus juste serait "l’art en contexte ecclésial", ou "art ecclésial".

2. Dans la Bible, il existe bien des "objets sacrés". Mais ce sont plus des ustensiles cultuels que des objets d’art. Même si la dimension esthétique n’est a priori pas exclue de ces objets, elle n’est pas non plus nécessaire ni même prioritaire. De surcroît ces objets sacrés sont limités à la pratique cultuelle de la religion d’Israël, dans la mesure où ils sont soit archaïques, soit en lien avec le service du Temple.

3. Dans la mesure où le sacré est présent dans la Nouvelle Alliance chez de nombreux croyants à travers la manifestation de l’Esprit, ce n’est pas une catégorie périmée. C’est au contraire une réalité bien vivante pour la foi post-pascale. Si le sacré/la sanctification peut être appliquée à toute personne, à la personne dans son intégralité, et à toute situation dans l’horizon de ce monde, cela concerne aussi le monde de l’art.

4. Mais la dimension sacrée sera plus de l’ordre de l’expérience spirituelle que de la présence matérielle. Elle qualifiera une relation existentielle plus qu’une réalité ontologique. On n’est pas saint/sacré ; on le devient.

5. Ce serait plus juste, bibliquement, de parler d’un art "sanctifié". Cette sanctification est liée à l’expérience que l’on peut faire avec l’œuvre d’art. Expérience double : - expérience de l’artiste / du créateur ; - expérience du spectateur / du regardeur

Jérôme COTTIN