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Réflexion

L’apocalypse dans l’art

II. Haut Moyen Age : les Beatus, au croisement du christianisme et de l’islam

On a tous vu des reproductions de ces magnifiques enluminures du Haut Moyen Age (9e - 12e siècle) du nord de l’Espagne, que l’on qualifie généralement « d’art mozarabe ». Ces enluminures se reconnaissent immédiatement dans la mesure où les figures se détachent sur un fond constitué de larges bandes colorées, le plus souvent rouges ou jaunes. Les figures elles mêmes sont fortement colorées d’aplats de couleurs vives, et se distinguent par un style sobre et schématisé, qui annonce ce que l’on trouvera bien plus tard dans le cubisme. Picasso s’est à l’évidence inspiré de cet art mozarabe dans l’élaboration de son nouveau style pictural.

Les plus connues de ces enluminures sont celles du commentaire de l’Apocalypse écrit à la fin du 8e siècle par un moine des Asturies nommé Beatus, et travaillant au monastère de Saint-Martin de Liébana. Beatus écrit son commentaire (aujourd’hui perdu) 60 à 70 ans après l’invasion musulmane en Espagne. Censées illustrer le commentaire de Beatus (constitué essentiellement de compilations hétéroclites d’écrits antérieurs des Pères et Docteurs de l’Eglise), ces miniatures pleines pages se réfèrent en fait directement à l’Apocalypse biblique dont elles constituent un merveilleux commentaire visuel. Elles se présentent donc comme un bien meilleur commentaire que le commentaire qu’elles sont censées illustrer. Comme si les images de l’Apocalypse ne pouvaient être réellement commentées que par d’autres images, qui en déploient le sens dans une herméneutique visuelle actualisée.

Le commentaire de Beatus connut un succès extraordinaire pendant plus de 4 siècles. Il fut reproduit et illustré de nombreuses fois (20 manuscrits, richement décorés nous sont parvenus), et devint en quelque sorte le manifeste d’une reconquête à la fois spirituelle et historique du christianisme ibérique face à la présence islamique. L’un des éléments visuels qui exprime la Reconquista est la croix de Covadonga que l’on trouve un peu partout dans les Beatus, cette croix aux quatre branches égales, mais élargies à leur extrémité, et souvent tenue comme un étendard par l’agneau, figure centrale de la foi dans l’Apocalypse. On pourrait donc faire une première lecture « politique » de ces enluminures, qui ont à l’évidence nourri la résistance chrétienne à l’islamisation de la péninsule, tout comme l’Apocalypse de Jean a servi la résistance chrétienne au culte de l’empereur romain. D’où le succès de ces représentations de l’Apocalypse, qui à cette époque supplantaient les représentations des Evangiles.

Alors les Beatus, des écrits anti-musulmans ? Pas forcément, car d’une part ils combattaient aussi une déviation interne au christianisme, l’adoptianisme, d’autre part, ces enluminures sont imprégnées d’une esthétique musulmane trop présente pour être simplement fortuite. L’influence islamique du sud de l’Espagne laissa de profondes traces, en particulier dans l’architecture et les arts. Les éléments les plus facilement repérables de cette emprunt islamique sont l’utilisation de motifs ornementaux (la palmette fendue), ou l’arc en fer à cheval, que l’on trouve à la fois dans l’architecture et dans les représentations peintes. Les images des Beatus témoignent donc d’une tolérance et d’une influence artistiques là où la pensée théologique était au contraire marquée par l’intolérance et l’esprit de reconquête. Dans ce sens également, l’image déborde l’écrit et se fait prophétique alors que celui-ci est essentiellement vindicatif et doctrinal.

La Jérusalem Céleste du Beatus de Morgan

L’image ici présenté est comme tous les Beatus fortement colorée ; elle provient du Beatus dit de Morgan, du nom de la Pierpont Morgan Library à New York où se trouve actuellement le manuscrit. Cette illustration du commentaire que fait Beatus de l’Apocalypse est accompagnée de 88 autres de même style, qui ont été exécutées au milieu du 10e siècle dans l’abbaye San Miguel de Escalada près de Leon.

Nous avons ici une « illustration » - en fait une interprétation très personnelle - mais en même temps fidèle au texte biblique, de la Jérusalem céleste (Apocalypse 21, versets 10 à 22). Normalement, les représentations de la Jérusalem céleste la montrent en élévation, et non dans cette vue à vol d’oiseau, diagrammatique. L’image est volontairement mise « à plat ». Comme le texte biblique nous le dit, la ville Sainte a une forme de carré (et même de cube, mais la troisième dimension échappe à notre artiste) ; un apôtre se tient à l’intérieur de chaque porte (il y en a douze), sous le disque d’une pierre précieuse particulière. Au centre de la ville, se détachant sur un sol en damiers jaune et rouge, un ange, Jean avec le livre, et l’Agneau, tenant d’une patte la croix de Covadonga. Au dessus de chaque porte on lit des inscriptions manuscrites : il s’agit non du Commentaire de Beatus, mais de citations tirées des Etymologies d’Isidore de Séville.

Les portes et crénelures de cette Jérusalem céleste fortifiée sont une référence explicite aux formules architecturales islamiques : pour représenter la cité de Dieu, du Dieu des chrétiens de l’Apocalypse, l’auteur a utilisé l’esthétique de l’Islam. On peut comprendre aujourd’hui cet emprunt comme un bel exemple de dialogue et d’enrichissement inter-religieux.

Il a dit...

«  Le texte de l’Apocalypse est fascinant (...) Le grand secret ne peut se dévoiler qu’à mots couverts. Ces mots le sont. Ils intriguent. Ils tirent de son assoupissement l’esprit. Ils incitent à la recherche. Ce sont les graines d’un désir de s’avancer d’équivalence en équivalence vers la clarté.  »
Georges DUBY

Jérôme COTTIN

Pour poursuivre...
 Henri STIERLIN, Le Livre de Feu. L’Apocalypse et l’art mozarabe, Genève, Sigma, 1978