335 pages. Lyon, édition Libel, 39 €.
Nicolas DIETERLÉ
Ce que le titre de cet ouvrage de dessins, peintures et texte ne dit pas, c’est qu’il s’agit d’un Catalogue raisonné, c’est-à-dire une édition scientifique de l’ensemble des œuvres graphiques laissées par Nicolas Dieterlé, artiste, écrivain et journaliste. Mort à 37 ans, l’auteur nous laisse une œuvre énigmatique, étrange, parfois angoissante ; mais une œuvre stimulante, souvent marquée par le non finito, où les notions de traces, signes et symboles abondent. Nous possédons déjà plusieurs ouvrages posthumes de Nicolas Dieterlé, en particulier La pierre et l’oiseau. Journal spirituel, 1994-2000 (Genève, Labor et Fides, 2003). L’introduction de Pierre Encrevé, historien d’art reconnu, biographe et ami de Pierre Soulages, témoigne d’une reconnaissance de cette œuvre dans le monde de l’art.
L’équipe éditoriale (dont font partie ses parents) a structuré les 800 dessins (majoritaires) et peintures, non datés, autour de quatre thématiques « Visages », « Personnages », « Bestiaire », « Paysage » et trente sous-thématiques, parmi lesquels « Personnages à un œil », « Doubles et dédoublement », « Libellules », « Ciel et terre ». On navigue entre les paysages intérieurs, les visions oniriques et les figures fantastiques.
Au regard de ce patrimoine posthume, exceptionnellement riche, deux références s’imposent à moi :
– Louis Soutter d’abord, ce dessinateur de « l’art brut », protestant du canton de Vaux, incompris par tous de son vivant, aujourd’hui mondialement connu, et dont on n’a découvert l’extraordinaire valeur artistique de ses dessins et peintures au doigt qu’après sa mort. De nombreux recoupements seraient à faire. Comme Soutter, Nicolas Dieterlé est fortement marqué par son héritage protestant ; comme lui, il a privilégié le dessin en noir et blanc ; comme lui, il dessinait une étrange symbolique, qui constituait son entrée personnelle dans le monde des vivants.
– Et puis philosophiquement, la méditation d’ Emmanuel Lévinas, sur le visage comme seul lieu d’altérité et de transcendance. Les visages dessinés sont d’une densité exceptionnelle, en tant qu’ils constituent une double entrée signifiante : ils signent et font signe. Le visage est montré dans son irréductible unicité : "L’œil qui contemple, sans porter de jugement, le visage le plus ingrat exulte en dépit de tout car il sait bien que chaque visage est un miracle" (p. 29) ; mais aussi dans son étrangeté, comme voie d’accès vers un absolu parfois indéchiffrable : "O foule de mes êtres intérieurs, plus grands que nature, dévoilez-vous et venez à moi, pour que je gravisse peu à peu la montagne du Visage" (p. 45). Le visage, c’est aussi l’inatteignable, la quête d’un absolu qui sans cesse s’éloigne au fur et à mesure qu’on croit l’approcher : "A force de vivre avec un masque, j’ai fini par le prendre pour mon vrai visage. Quand retrouverai-je mon vrai visage ?" (p. 21).
Écriture et graphisme sont chez lui inextricablement liés, et forment les deux faces d’une même expression signifiante, comme l’auteur le dit lui-même : "Ecrivant, je ne fais que tenter de reconnaître le dessin inconcevable de ma vie" (p. 53).
La spiritualité inhérente à cette œuvre graphique n’apparaît pas tout de suite. Il faut chercher en deçà et au-delà du trait pour la découvrir. Les symboles dessinés sont souvent obscurs, mais peuvent être interprétés à l’aide de la symbolique biblique ou chrétienne (l’œil, le triangle, la montagne, l’omniprésence du ciel, l’auréole). Surtout, des citations de l’auteur, soigneusement choisies, nous mettent sur la voie d’une mystique dans laquelle se rencontrent la forme et le fond, Dieu et le monde, l’ici-bas et l’au-delà. Parfois, nous sommes proches d’une confession de foi eschatologique : « Me voici, l’Enfant nu. Je suis mort noyé, puis j’ai ressuscité » (p. 176).
Jérôme Cottin