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Réflexion

L’iconophobie protestante : mythe ou réalité ? (J. Cottin)

Jérôme Cottin

Quelques notes au sujet d’un impensé qui persiste.

L’iconophobie protestante : mythe ou réalité ?

La méfiance ou le rejet vis-à-vis des images – ou iconophobie – fait partie des idées reçues les plus durablement et profondément ancrées dans le protestantisme (réformé surtout). Il y a à cela des raisons historiques, des traditions et des habitudes, plus que de réels fondements théologiques. On y reviendra.

Faisons d’emblée trois constats :

 « L’image » est devenue une notion fourre-tout qui peut désigner une chose et son contraire. Si l’on veut avancer dans la réflexion, il faut définir plus précisément l’objet de notre réflexion. Car l’image peut être un objet matériel comme un objet de pensée, une métaphore, une figure de rhétorique, quelque chose de figuratif, ou de non figuratif (une simple forme, une couleur). Elle peut être fixe ou animée, muette ou parlante. Elle peut être uniquement acoustique (« l’image sonore »). Elle est liée à l’imaginaire, aux rêves, à nos univers intérieurs, aux souvenirs ou, à l’inverse aux intuitions, aux « visions ».
 Aujourd’hui, avec la multiplication des moyens de reproduction, et plus encore avec l’omniprésence du numérique, l’image est partout. Elle se mélange à tous les supports, aux sons, à l’écriture, à la parole. L’image, c’est aussi le corps humain qui se donne à voir, se photographie et est photographié. L’image est intimement liée au corps humain. Bref, nous sommes tous des utilisateurs d’images, nous communiquons tous avec des images, nous sommes mêmes « image ».
 Le lien – sinon même l’identification – entre idole et images, fortement souligné dans l’Ancien Testament, et repris à la Réforme, n’a plus lieu d’être. Luther, d’ailleurs, l’avait contesté comme étant anthropologiquement trompeur. Toute réalité – à commencer par la parole elle-même, la Bible, Dieu lui-même - peut devenir une idole (c’est Luther qui le dit dans son Petit catéchisme), et à l’inverse notre rapport actuel aux images n’est plus de nature idolâtre. Il est essentiellement communicationnel et esthétique. Parallèlement, le mot « idole » est par ailleurs devenu une notion métaphorique, qui désigne des structures idéologiques, des pratiques qui exploitent l’humain, le réduisent à néant, l’avilissent. Dans le langage courant on désignera même par « idole » ce que l’on aime par-dessus tout (« mon idole », « l’idole des jeunes »). Le mot est maintenant connoté autant positivement que négativement.

Ainsi l’iconophobie protestante – mot qu’il faut préférer à « iconoclasme », lequel suppose un acte de destruction - quand elle continue à s’exprimer, est-elle doublement problématique : par rapport à une théologie de la Parole fondée sur un imaginaire biblique très riche (comme l’a montré Paul Ricoeur avec sa notion de « métaphore ») ; mais aussi par rapport à la société actuelle dans laquelle nous vivons et communiquons.
Cela ne veut pas dire qu’à l’inverse toutes les images soient bonnes, utiles, belles, source de communion ou de communication. Il y a celles qui enferment, avilissent, séduisent, trompent ; des images qui ne sont plus que des signes interchangeables que l’on consomme comme tout autre produit, selon la critique acerbe, mais juste, de Jean Baudrillard (et accessoirement de Jacques Ellul, mais sa critique des images souffre d’un manque de différenciation et de quelques présupposés problématiques).

La seule réponse possible se trouve dans l’analyse, la formation et la conscientisation : il nous faut apprendre à lire, à décrypter, à contextualiser, à évaluer les images. Puis – dans un second temps - à les utiliser dans le cadre de la communication, de la catéchèse, de la spiritualité, de l’enseignement, du dialogue avec la culture, enfin de la célébration (du reste, toute personne qui s’exprime publiquement, délivre une « image » d’elle-même, toute communauté qui se rassemble, également).
Il n’en reste pas moins que nous continuons à être marqués par cette méfiance protestante vis-à-vis des images. Il pourrait être alors utile de rappeler quelques notions héritées de l’histoire et de la théologie.

Historiquement :
 Si la Réforme fut accompagnée d’actes iconoclastes, les réformateurs se distancèrent tous (à des degrés divers) de ces destructions qui menaçaient un ordre social qu’ils ne voulaient pas rompre (les « iconoclastes », c’étaient les « gilets jaunes » de l’époque, d’ailleurs ceux-ci ont aussi détruit des objets).
 Les images rejetées par les réformateurs suisse et français (Zwingli, Calvin) étaient uniquement celles qui se trouvaient en contexte cultuel, dans les églises. Ils n’avaient rien contre les images produites par la société (et non par l’Eglise romaine). Calvin a ainsi pu écrire : « l’art est don de Dieu ».
 Luther, après une méfiance compréhensible (dans la mesure où l’image était devenue le support d’une théologie des œuvres), a découvert les vertus positives, pédagogiques des images (pour l’enseignement, la méditation, la mémorisation).
 Moins connu : la Réforme a pu se diffuser non seulement grâce à l’écrit imprimé, mais aussi grâce aux images imprimées. C’est en effet la Réforme qui a contribué au « boum » de l’édition d’images imprimées en noir et blanc, multipliables à l’infini, peu chères, qui s’adressent à tous, personnes cultivées comme gens simples.

Théologiquement :
 Dans la Bible Dieu s’adresse aux humains par des paroles qui sont plus que de simples mots articulés. Elles comprennent des gestes, des rites, des signes, des songes, des visions, des narrations ; des domaines qui ressortissent tous de l’« image ».
 « L’incarnation » doit être compris dans le cadre d’une relation entre Dieu et le Christ (« Dieu fait homme ») mais aussi d’une relation entre le Christ et nous. Christ « en nous », comme le dit souvent Paul. C’est-à-dire Christ qui s’incorpore en nous, en une sorte d’union mystique (thème cher à Calvin).
 L’Esprit-Saint – réalité spirituelle que l’on a transformée en notion théologique abstraite – est créateur d’images, mais d’images spirituelles. Calvin dit que l’Esprit est « les yeux de l’entendement » et « son illumination peut être nommée la vue de nos âmes  » (IRC, III, I, 4, c’est lui qui souligne).
 Enfin, n’oublions pas que l’être humain a été créé « à l’image » de Dieu (Gn 1,26-27). C’est-à-dire à l’image d’un Dieu sans images, fondant ainsi une dialectique « positive » du visible et de l’invisible.

Le culte – lieu de l’annonce et de la transmission de la Grâce - fonctionne autant sur le registre de l’image que de la parole : chants, sons, attitudes, gestes, voix, Cène, déplacements, mais aussi positionnements dans un espace, tout comme l’espace lui-même, lequel est délimité et structuré par des vides et des pleins.
Je termine par une remarque qui pourra surprendre : je trouve encore aujourd’hui des traces de certains rapports idolâtres aux images dans le cadre du culte protestant, ce que certains historiens (Olivier Christin) ont appelé de l’« iconoclasme inversé » (derrière une iconophobie de façade, des gestes qui frisent un rapport non distancée aux images, problématique théologiquement). J’en donne deux exemples :

 L’apparition, dans certains lieux protestants, d’« icônes ». Or l’icône n’est pas une image neutre. Fondamentalement, elle suppose que le Christ s’est révélé, « incarné » dans cet objet à regarder.
 Les photos de la personne décédée qui se sont imposées dans le cadre de cultes "d’enterrements" : au moment où l’on prend acte du fait que la personne n’est plus, une image vient s’imposer, comme étant le substitut présent de la personne absence.

En revanche, et pour rester dans le registre cultuel, les écrans dans les temples, au service de la louange, du chant, mais aussi de la prédication et de la communication, me semblent être une chance : surfaces vides et blanches – comme les murs de temples, ils sont au service d’une parole vivante et mouvante, laquelle peut être aussi bien dite, chantée, lue, que regardée.

Jérôme Cottin