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Réflexion

Rembrandt et l’ombre lumineuse du Christ

A l’occasion de l’exposition "Rembrandt et la figure du Christ" au Louvre (été 2011)

Les disciples d’Emmaus (Jacquemart-André)
exposé au Louvre
Tête de Christ
exposée au Louvre

Le lecteur me permettra de commencer cette réflexion par une confidence : la radicale nouveauté dans la manière dont Rembrandt a traité la figure du Christ, abondamment soulignée par l’actuelle exposition du Louvre, m’apparaît comme étant finalement assez classique et ordinaire. Tandis que l’exposition souligne la rupture par rapport à l’iconographique traditionnelle du Christ, je vois, en ce qui me concerne, surtout une continuité.
Pourquoi un tel décalage entre mes impressions personnelles et ce qui est souligné par les organisateurs de cette magnifique exposition ? Je crois en avoir trouvé la raison dans ma propre sensibilité religieuse : théologien protestant, pasteur réformé (ou calviniste), j’appartiens à la même tradition religieuse que Rembrandt. L’époque et le contexte sont évidemment différents, mais les référentiels sont les mêmes : - une lecture attentive des Ecritures ; - une compréhension du Christ à partir des lettres pauliniennes [1] ; - une tradition d’interprétation des textes fortement marquée par les écrits du réformateur Jean Calvin ; - une spiritualité fondée sur la simplicité et l’intériorité.
A cela s’ajoute la réception « protestante » de l’œuvre religieuse du peintre hollandais, à laquelle je suis redevable. Dans le calvinisme, marqué par un aniconisme volontiers iconophobe [2] , les seules œuvres picturales appréciées et diffusées sont celles de Rembrandt. Il n’est guère de sacristie de temple, de lieu protestant qui ne contienne au moins une reproduction d’une œuvre religieuse de Rembrandt.
Cette exposition, et l’abondante réflexion qui l’accompagne [3], n’en est que plus utile : elle me permet de me déconditionner de mes savoirs antérieurs sur Rembrandt, pour aborder son Christ selon un regard neuf.

Rembrandt, le repas à Emmaüs.
Vers 1629, musée Jacquemart-André, Paris

1. Voir pour croire ?

Personne ne contestera que Rembrandt s’est intéressé à la figure du Christ non par convention mais par conviction : c’était un artiste chrétien, dont la foi était fortement ancrée dans la tradition calviniste, même s’il a eu des difficultés avec le consistoire réformé et si sa foi dépassait les frontières confessionnelles (il était l’ami de juifs et de mennonites). Les commentaires de l’exposition du Louvre soulignent à quel point il a le souci d’éviter d’utiliser une iconographie catholique dans ses thèmes religieux ; en ce sens, il est l’anti Rubens.
Ces mêmes commentateurs soulignent aussi à quel point l’image, la vue, la représentation, aident le peintre à croire, ce qui consiste une forme de paradoxe : Rembrandt, virtuose dans l’art du portrait et de l’autoportrait [4] , fait – en particulier dans la décennie 1645-1655 – plusieurs portrait d’un homme – Jésus-Christ – qu’il n’a jamais vu. Et même si des disciples l’on côtoyé et quelques témoins de l’époque apostolique l’on vu en tant que Christ ressuscité, personne ne nous l’a décrit. Même l’apôtre Paul, le plus ancien rédacteur des textes de Nouveau Testament et son plus fidèle héraut, ne l’a pas vu. Les organisateurs de l’exposition avancent alors plusieurs hypothèses fort intéressantes : - Rembrandt aurait utilisé un modèle (un jeune juif) pour peindre le Christ (de même, le modèle d’une de ses gravures sur « Jésus enfant » serait son fils Titus [5]) ; - il aurait utilisé une lettre d’un témoin du 1er siècle (fausse évidemment) décrivant Jésus ; - il aurait, par sa peinture des visages de Jésus, réactivé l’ancien chemin de la foi, critiqué par Jésus-lui-même, mais représenté par le geste de l’apôtre Thomas, qui consiste à « voir pour croire » (Jean 20, 25).

Hypothèses intéressantes, mais qui restent des hypothèses. Elles mettent en avant le paradoxe – que Rembrandt était parfaitement capable d’assumer - entre d’une part une foi au Christ qui privilégie l’écoute sur la vue [6] , et d’autre part sa relation privilégiée à l’image, au regard : Rembrandt avait ce don extraordinaire de transformer tout ce qu’il voyait– y compris un objet banal ou un visage ordinaire - en œuvre d’art. Selon Keyes [7] , cette prédilection pour le regard aurait même influencé les choix des textes bibliques qu’il a représentés : Rembrandt aurait privilégié les scènes bibliques qui mettent au centre de la rencontre avec Jésus une relation de regard : l’apparition du Christ ressuscité à Marie-Madeleine (Jean 20, 11-18) ; les pèlerins d’Emmaüs (Luc 24, 13-35) ; la rencontre avec Thomas (Jean 20, 24-29).
Quoiqu’il en soit, on soulignera ce que les organisateurs de l’exposition ont parfaitement mis en avant : Rembrandt était profondément croyant, disciple du Christ. Au cours des années, ses représentations du Christ deviennent de plus en plus personnelles, témoignant d’une foi sincère et d’une lecture attentive des Ecritures. S’il a, au début de sa carrière, représenté le Christ comme un personnage parmi d’autres, surtout préoccupé de la dimension historique des récits bibliques, il évolue ensuite vers une représentation plus personnelle, parfois même intime de Jésus, qui éclairait son quotidien assombri par de multiples épreuves. Nul doute qu’il faisait le lien entre ces éprouvés que Jésus rencontrait, aimait, aidait et soignait lors de son ministère terrestre en Galilée, et ses propres souffrances (maladies et deuils de ses proches ; marginalisation sociale à cause de ses difficultés d’argent et de sa situation conjugale). Ne peut-on percevoir, derrière son attirance pour le motif biblique de la femme adultère vilipendée par les notables mais pardonnée par Jésus, une protestation contre le jugement du Consistoire réformé à son encontre, refusant de reconnaître son concubinage avec Hendrickje, après la mort de son épouse Saskia ? Idem en ce qui concerne le récit de la résurrection de Lazare, qui met en avant la souffrance des deux sœurs du mort, alors que Rembrandt a perdu tant d’êtres aimés [8]

2. Rembrandt, scénographe du Christ

Dans la mesure où Rembrandt fut un peintre de scènes bibliques, il n’est pas étonnant qu’il a souvent représenté le Christ (n’oublions pas toutefois, qu’il a aussi représenté de très nombreuses scènes de l’Ancien Testament, sans le Christ évidemment). Comment a-t-il représenté le Christ ? Synthétiquement, on pourrait dire de trois manières assez différentes :

  Le Christ, acteur de scènes bibliques.

Le Christ est – comme dans les Evangiles – l’initiateur de nombreuses rencontres. Il n’est jamais seul, mais au-milieu de groupes de personnages, que Rembrandt représente souvent de manière dualiste : il y a des bons et des moins bons, les disciples et les opposants, les riches et les pauvres, les bien portants et les malades.
Jésus est souvent un peu plus grand que les personnages qui l’entourent, auréolée par un halo lumineux. Sa tête et les traits de son visage sont assez conventionnels : il est représenté comme il l’a presque toujours été dans la tradition chrétienne : la trentaine, barbu, les cheveux longs et bruns, les traits du visage réguliers. Dans ces scènes, Rembrandt ne vise pas à l’originalité. Il veut que l’on puisse identifier immédiatement le Christ ainsi que l’histoire dans laquelle il intervient. C’est pourquoi il reste classique. Le Christ est ici un signe, presque une codification qui doit pouvoir être déchiffrée facilement ; il est un éléments du récit, mais c’est finalement le récit, la rencontre, qui priment. Le peintre hollandais se situe ici dans la tradition de l’image narrative biblique ; elle prend sens non simplement par ce qu’elle montre, mais en tant que commentaire d’un épisode précis des Evangiles. Celui qui ne connaît pas les textes auxquels se réfère l’image ne comprend que la moitié de son sens. Quelque chose lui échappe : l’intelligence des récits évangéliques.

  Le Christ, humain et plus qu’humain

Un autre type de représentations se concentre sur le Christ lui-même. Qu’il soit seul ou accompagné de quelques personnages, tout est fait pour que le spectateur se concentre sur lui : son traitement est différent de celui des autres personnages.
  Il est représenté avec des traits peu travaillés, avec une facture tendant vers le non fini (non finito), alors que les autres personnages sont minutieusement représentés. Dans l’eau forte, Le Christ à Emmaüs (1654), dont la plaque est conservée à l’Art Institute de Chicago, le Christ, de face, est sobrement représenté, tandis que 2 personnages à droite (un pèlerin, un serveur) sont dessinés avec une extrême minutie.
  Mais ce peut être l’inverse : le Christ seul a des traits du visage bien dessinés, tandis que les visages des personnages qui l’entourent sont réduits à quelques traits schématiques : dans un dessin Le Christ ressuscité apparaissant à Marie-Madeleine (vers 1555-56, Boston), le Christ est minutieusement représenté, mais Marie-Madeleine est à peine perceptible.
Dans L’apparition du Christ aux apôtres (eau forte, 1656) ou encore La petite tombe ou Le Christ prêchant, (eau forte, vers 1652), le Christ se détache des personnages d’une autre manière encore : il est le seul personnage représenté de face, tandis que tous les autres sont de profil, de trois quart ou de dos. Dans ces représentations, tout est fait pour que notre regard se concentre sur la personne du Christ (situé en général au centre). Même si le spectateur va ensuite regarder aux marges et à la périphérie, il sera inévitablement ramené vers la figure centrale du Christ. Dans ce type de représentations, c’est la stature exceptionnelle de Jésus qui est soulignée : lui seul était Dieu.
L’humanité du Christ et sa proximité avec les humains pourra encore être représentée d’une autre manière. On aura de prime abord peine à l’identifier, tellement sa posture, sa dimension, sa facture sont identiques aux autres hommes ; rien ne le mettra en évidence, il faudra chercher pour le trouver. Là, c’est le Jésus humain parmi les humains qui est montré.
Autre manière encore de représenter le Christ : tout élément anecdotique (y compris le concernant), tout autre présence humaine sont éliminés, pour ne garder que son seul visage, comme c’est le cas dans la Tête du Christ (vers 1648-1650) de la Gemäldegalerie de Berlin. Le Christ devient portait, tellement les traits sont réalistes. On pourrait presque parler d’un autoportrait, dans la mesure où ce portrait du Christ reflète la conception que l’artiste se fait du visage : le visage exprime l’intériorité de l’être.
Dans cette seconde manière de représenter le Christ – à la fois un humain, et plus qu’un humain -, on notera la diversité des factures, des techniques et des traits. Mais cette diversité est là pour signifier la double identité du Christ ; il partage pleinement les destinées de ses contemporains, tout en étant plus qu’un simple compagnon ; il est ici, mais il vient d’ailleurs. Il est vrai homme et vrai Dieu.

Rembrandt, Tête du Christ, vers 1648-50
Berlin, Gemäldegalerie

  Le Christ, signe du Dieu invisible.

On notera encore une troisième manière qu’a Rembrandt de représenter le Christ : en le cachant. On ne peut en effet pas le représenter véritablement, car on ne peut pas représenter Dieu. L’artiste est alors pleinement calviniste (ou paulinien) : le Christ se donne à entendre, non à voir. Montrer les traits d’un personnage ne peut que nous éloigner du Christ vivant qui est Parole de Dieu, non un personnage descriptible. Dans cette 3e catégorie, on retiendra deux œuvres : Le repas à Emmaüs (1629, Paris, musée Jacquemard-André). Œuvre de jeunesse, Rembrandt a été d’une audace inouïe : il montre le Christ, tout en le soustrayant à notre regard. Les traits sont cachés dans l’obscurité, on ne voit de lui qu’une silhouette, mais cette disparition de la vue est en même temps une apparition : conformément au texte biblique lui-même, c’est au moment où il disparaît de la vue de ses deux compagnons attablés qu’ils réalisent qu’il est non un étranger ou un voyageur, mais le Christ ressuscité (Luc 24, 31). Le fait que nous ne puissions voir le Christ est une manière de nous inviter à faire la même expérience spirituelle : croire sans voir.
Une autre représentation pourrait signifier la même chose, mais d’une toute autre manière. La célèbre gravure intitulée Le Docteur Faust (vers 1652) pourrait, derrière une thématique profane, être l’expression de la confession paulinienne que les dons spirituels reçus en Christ sont la clé de toute connaissance véritable : la réalité que nous voyons de manière confuse, comme dans un miroir, se dévoilera dans toute sa clarté : « A présent nous voyons dans un miroir et de manière confuse, mais alors ce sera face à face. A présent ma connaissance est limitée, alors je connaîtrai comme je suis connu » (1 Corinthiens 12, 12). Cela expliquerait que dans la sphère lumineuse vue par le personnage central, se détachent – au milieu d’inscriptions cabalistiques indéchiffrables - les 4 lettres qui forment le nom de Jésus : INRI.

3. Un lecteur attentif des récits bibliques

Je voudrais, pour terminer, me poser la question du Rembrandt lecteur de la Bible. Que nous disent ses représentations de Jésus sur ce que le peintre a compris de lui ? Il a retenu, me semble-t-il, quatre aspects principaux de la personne et de l’action de Jésus ; quatre aspects à la fois montrés par le peintre et racontés dans les Evangiles. Il en ressort l’impression que Rembrandt était un lecteur fidèle et attentif des Ecritures (la Bible est le seul livre que l’on a retrouvé chez lui, à son décès).
L’enseignant
Le Christ est d’abord un enseignant. A l’image des rabbis juifs, il délivre un enseignement sur la base des Ecritures, qu’il interprète et actualise. Rembrandt est ici fidèle à la Réforme, qui a pour la première fois représenté ce thème en image : il nous montre souvent le Christ enseignant, prêchant. La représentation la plus célèbre sur ce thème est celle intitulée précisément La prédication du Christ (ou La petite tombe). Il y a aussi la prédilection de Rembrandt pour l’épisode du Christ chez Marthe et Marie, où il enseigne Marie et reproche à sa sœur Marthe perdre du temps dans un service compliqué (Luc 10, 38-42). La prédication, rappelons-le, n’est autre qu’un enseignement collectif, adressé à tous et adapté à chacun. Il faut rapprocher ce motif du Christ prêchant ou enseignant d’autres peintures ou gravures de Rembrandt, dans lesquels il montre des prédicateurs (calvinistes, mennonistes) prêchant la personne Christ. Le Christ a prêché pour annoncer le Royaume, maintenant c’est l’Eglise qui prêche, pour annoncer le Christ.

Le thaumaturge

Le Christ guérit ceux qui souffrent. S’il fait des miracles, ce n’est pas pour prouver qu’il est Dieu (la foi ne se prouve pas) mais pour combattre le mal et soulager la détresse humaine. L’évangile de Marc, par exemple, s’intéresse moins à l’enseignement de Jésus qu’à sa capacité à venir secourir et guérir : dans cet Evangile (le plus ancien des quatre), on trouve peu d’enseignements, mais beaucoup de guérisons. Rembrandt croyait-il aux miracles de Jésus ? Il pourrait légitiment avoir eu des doutes, car ses proches qui sont mort, n’ont pas été ressuscités. On se rend compte en effet que Rembrandt a été plus sensible aux scènes bibliques représentant le pardon (le fils prodigue, la femme adultère) que les miracles, mis à part celui de la résurrection de Lazare. Mais il s’agissait d’un miracle particulier lié d’une situation qu’il avait maintes fois vécue : l’irruption brutale et révoltante de la mort qui frappe un membre de la famille. S’il est un miracle face auquel Rembrandt semble n’avoir eu aucun doute, c’est celui de la Résurrection du Christ (il représente de nombreuses fois le Ressuscité apparaissant aux apôtres, ou à Marie-Madeleine, ou à Thomas). Car sans la Résurrection, le Christ n’est rien. Paul l’avait déjà dit (I Co 15, 14), Rembrandt l’a peint.

L’ami des petits et des faibles

Le Christ est certes venu pour tous les humains sans limitation aucune, mais il a de fait privilégié ceux qui sont en marge ou au banc de la société : les pauvres, les femmes, les parias, les prostitués, les enfants. A ceux qui lui reprochent de manger avec les collecteurs d’impôts et les pécheurs, Jésus répond : « Ce ne sont pas les bien-portants qui ont besoin de médecin mais les malades », et encore : « Je ne suis pas venu pour les justes, mais les pécheurs » (Matthieu 9, 12-13). Tous ces personnages des basses couches de la société, on les retrouve dans les œuvres de Rembrandt, comme interlocuteurs privilégiés de Jésus. Dans La Petite Tombe (ou La prédication du Christ), Jésus s’adresse d’abord à une foule de miséreux, et tourne presque le dos aux notables et aux riches ; dans La pièce aux centre florins (vers 1649), c’est encore plus évident : les notables sont certes là, mais ceux que le Christ met en valeurs, ce sont les enfants, les pauvres, les estropiés. Un chameau en arrière plan sur la gravure, pourrait faire allusion à la réponde de Jésus au jeune homme riche (Marc 10, 25)

Celui qui vient d’ailleurs

Dans les Evangiles, Jésus est représenté de manière très humaine. Mais ces écrits ne constituent pourtant pas une biographie de sa vie. Principalement pour deux raisons : - Jésus de Nazareth ne peut être au cœur de l’acte de foi, si on le coupe d’une autre réalité constitutive de sa personne : sa divinité, qui s’est révélée pleinement sur la Croix. - Ensuite, parce que les rédacteurs des évangiles ont fait un tri, dans les récits sur Jésus : il ne nous ont rapporté que ce qui permettait de mieux saisir cette articulation entre le côté humain et le côté divin de sa personne. Le Christ est à la fois homme et Dieu, il ne saurait être l’un sans l’autre. Or, on a vu que la manière dont Rembrandt souligne l’humanité du Christ est aussi une manière de souligner sa divinité. Il le représente pleinement humain, mais il met cette humanité en valeur de telle manière qu’elle devient autre chose : l’expression du Tout Autre, de sa divinité.

On peut bien sûr se contenter de regarder les Christs peints, dessinés et gravés par le peintre hollandais et les admirer pour ce qu’ils sont : d’habiles portraits, de belles œuvres d’art. Mais en confrontant ces portraits avec leurs sources bibliques, une autre œuvre apparaît : une image intériorisée, racontée, méditée et proclamée, presque « non faite de main d’homme ». Une image par laquelle Dieu semble se rapprocher de nous.

Jérôme Cottin