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La Cène qu’a vraiment peinte Léonard de Vinci (1495-97), Milan, Santa Maria delle Grazie.

Une nouvelle polémique visuelle à l’occasion du film du Da Vinci Code (mai 2006)

On trouvera une analyse plus détaillée de cette peinture murale, ainsi que quelques unes de ses reprises et parodies dans l’art contemporain et la publicité, dans le livre de Jérôme Cottin, La mystique de l’art. Art et christianisme de 1900 à nos jours, Paris, Cerf-Histoire, 2007, le chap. VI, pp. 219-256.

La Cène de Léonard de Vinci, 1497.
Cette peinture murale se trouve au couvent Santa Maria delle Grazie à Milan

Le best-seller, puis maintenant le film du Da Vinci Code popularisent une nouvelle fois une œuvre d’art déjà reprise et parodiée dans de nombreux tableaux, publicités, films, imageries populaires. Encore une fois, certains milieux chrétiens s’opposent à cette reprise filmique au nom d’une "vraie" compréhension de cette œuvre magistrale (qui l’on qualifie à tort de fresque, alors qu’il s’agit en fait d’une peinture murale). Un tract catholique intégriste distribué à Paris à l’occasion de la projection du film affirme que "Leonard de Vinci n’a jamais peint ce que Dan Brown affirme", mais l’argumentation qui suit est truffée d’erreurs historiques et interprétatives sur cette œuvre.
Ce peut être alors l’occasion de rappeler quelques éléments de compréhension de ce monument de l’art occidental. Pour simplifier l’étude d’une œuvre fort complexe, on peut dire que la Cène de Leonard de Vinci (1495-97) délivre 4 messages, de nature fort différents :

1. Le message politique

Contrairement à ce qui est affirmé par certains, cette œuvre n’est pas uniquement religieuse. Elle a aussi une dimension politique, et cela, dès ses origines. Elle se trouve certes dans le réfectoire d’un couvent dominicain, mais le commanditaire de l’œuvre fut le Duc de Milan, Ludovic Sforza, dit le More, non le prieur de la communauté, que le peintre exécrait. Le Duc voulait faire de l’ensemble des "Grazie" (comprenant une église, un couvent, et un mausolée qu’il envisageait de construire), un ensemble architectural à la gloire de sa famille et de son pouvoir. La partie supérieure de la peinture de Leonard - et que l’on ne montre jamais quand on reproduit l’œuvre d’art - comprend des armoiries de la famille ducale et des inscriptions à sa gloire. Même si le sujet de l’œuvre est chrétien, et même biblique, le contexte de son élaboration ainsi que sa composition montrent qu’elle s’inscrit dans un contexte plus politique et public que strictement monastique.

2. Le message biblique

Le génie de Leonard est d’avoir été également très attentif aux récits bibliques qui sont à l’origine de l’image. Il a en fait opéré une synthèse entre les différents récits de ce qui s’est passé à l’occasion du dernier repas de Jésus avec ses disciples : il a représenté à la fois les trois textes évangéliques parlant de l’institution de la Cène (Matthieu, Marc, Luc), et les 4 textes évangéliques annonçant la trahison de Juda (Matthieu, Marc, Luc, Jean). Ainsi en une seule image, il n’y a pas moins de 7 textes bibliques ; certains détails se réfèrent plutôt à tel texte ou à tel autre. Nous avons là une œuvre de synthèse biblique. Le Christ au centre du tableau, dans une pose hiératique et séparé des disciples par un vide, fait allusion à l’institution de la Cène, tandis que les disciples, agités et regroupés par trois, expriment leur réaction à l’annonce de la trahison. De sa main droite le Christ prend du pain (allusion à la trahison), de sa main gauche en revanche il bénit (allusion à l’institution). Sa tête se détachant sur un fond de ciel souligne sa divinité, tandis que les pieds posés au sol (que l’on ne voit plus à cause d’une destruction postérieure) soulignent son humanité. Vinci a ainsi su exprimer une théologie parfaitement biblique à travers sa représentation de la Cène.

3. Le message esthétique

Mais l’artiste avait également d’autres préoccupations, d’ordre esthétique. Il n’échappera à personne que l’espace intérieur, l’architecture de la pièce, la perspective, ont une place importante dans l’espace du tableau. Cet espace a une fonction symbolique, comme les trois ouvertures au fond de la pièce qui symboliseraient la Trinité. Mais cet espace a aussi une fonction esthétique : il souligne la vitalité des personnages, leur mouvement dans un espace volontairement trop ramassé. La perspective adoptée par Leonard est en effet volontairement fausse. Par une transformation très subtile des lignes de fuite, il a fait en sorte de créer un point de vue dynamique. En faisant cela, il s’est opposé aux théories d’une perspective "objective", géométrique, représentée par son contemporain et rival, Alberti. Autrement dit, il y a dans cette œuvre un débat assez technique sur la nature et la fonction de la perspective, en relation et en opposition avec les théories esthétiques de l’époque (la fin du Quattocento). Leonard affirme ici que la perspective n’est pas et ne peut pas être une représentation objective, mais doit au contraire exprimer une double subjectivité, celle du créateur et celle du spectateur. Voilà un aspect esthétique très novateur, qui annonce l’art moderne.

4. Le message psychologique

Enfin, l’une des nouveautés de Leonard est qu’il a personnalisé les différents apôtres, en leur donnant des poses et des visages à la fois particuliers et différenciés les uns des autres. Chaque attitude souligne un caractère, un état d’âme, parfois une activité spécifique. Au lieu de mettre en avant les deux personnages toujours identifiés dans la tradition iconographique (Jean et Juda), il les intègre aux autres apôtres. Il ouvre grande la porte en direction d’une lecture psychologique des 12 apôtres, qui ressemblent plus à ses contemporains qu’à l’image des apôtres léguée par la tradition (Léonard s’inspirait de personnages réels, qu’il croquait dans la rue, pour représenter leurs visages). On comprend que l’on se soit ensuite mis à fantasmer sur les caractères et personnalités de tel ou tel personnage. Leonard leur a donné une telle importance, et les a représentés de manière tellement novatrice, qu’une surinterprétation devient tentante.

L’apôtre Jean est-il une femme, Marie Madeleine ? On ne peut empêcher personne de projeter ce qu’il a envie de voir dans la peinture, mais tel n’était pas l’intention de Léonard. Il était trop biblique pour ne pas représenter "le disciple que Jésus aimait" ; que celui-ci ait un visage régulier avec des cheveux longs et bouclés n’a rien d’étonnant ; de nombreux jeunes hommes (que l’artiste aimait) étaient ainsi, comme on le voit dans nombre de dessins et esquisses préparatoires.

Plutôt que de re-catholiciser une œuvre qui ne l’est pas fondamentalement ; plutôt que de condamner une réinterprétation littéraire puis filmique sans doute médiocre mais légitime, apprenons à regarder une œuvre d’art avec les yeux de celui qui l’a faite.

Jérôme COTTIN
Théologien et historien d’art