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Réflexion

L’apocalypse dans l’art

III. Avant la Réforme : le naturalisme mystique de Dürer

Quand il grave son « Apocalipsis cum figuris », de 1496 à 1498, Dürer, qui n’a que 27 ans, traverse une phase mystique. Comme ses contemporains, le jeune artiste de Nuremberg est habité par la foi tourmentée qui précède et annonce la Réforme. Cette foi exaltée est encore accentuée par le fait que l’an 1500 est proche, et que certains croient en l’imminence de la fin du monde, comme ce fut le cas à l’approche de l’an 1000. Dürer dit ainsi l’angoisse sociale et les aspirations mystiques d’une époque encore marquée par différents fléaux et violences - révoltes paysannes, peste, invasion turque, syphilis, corruption de l’Eglise - mais il le dit à travers la reprise des visions de Jean à Patmos. Ses gravures participent ainsi à l’effort constant de la théologie chrétienne, qui relit l’histoire présente à la lumière de l’histoire passée.

Au regard des anciennes représentations de l’Apocalypse, plusieurs innovations importantes caractérisent celles de Dürer. Il s’agit de la première Apocalypse imprimée dont l’image - en pleine page - supplante le texte, lequel n’est pas placé en regard, mais au verso du feuillet gravé. L’image acquiert ainsi une autonomie nouvelle, s’émancipe du texte écrit qu’elle est censée illustrer. Pour la première fois également, Dürer imprime lui-même ses planches qu’il réalise seul sans répondre à aucune commande, ce qui signifiait à son âge prendre des risques financiers importants. Enfin Dürer n’hésite pas à apposer son monogramme (ses initiales AD) sur chacune des planches, expression d’une implication personnelle jusqu’ici inconnue. La « révélation secrète de Jean », comme le dit le titre allemand (« Die heimlich Offenbarung Iohannis ») devient ainsi le manifeste des convictions secrètes de l’artiste.

Une analyse trop rapide de ces gravures pourrait laisser penser que Dürer s’est contenté d’illustrer minutieusement le texte, soumettant ainsi l’image à l’écrit (tendance que l’on reproche à certains artistes protestants et à certaines oeuvres bibliques). En fait, il n’en est rien. Ce que Dürer nous propose, c’est bien une vision, non une illustration. Il fait preuve d’une créativité exceptionnelle, tout en respectant scrupuleusement il est vrai le récit biblique. Il réussit une synthèse parfaite entre le naturel et le surnaturel, la réalité et le rêve, la technique moderne et le graphisme ancien, l’ornemental et le descriptif.

Regardons la planche IX montrant l’apôtre Jean avalant le livre que lui présente l’ange (Apocalypse 10, 1-10) , scène qui constitue pour Dürer le pivot autour duquel s’articule toute la révélation : elle se distingue par l’aspect fantastique et onirique de l’ange ; ses pieds sont des colonnes se terminant en flammes, son corps est incandescent ou évanescent ; sa tête se confond avec les rayons du soleil qui irradient de toute part. La scène est traversée par une diagonale constituée par les mains, les visages et les regards de ces deux personnages qui se font face. Dans cette image, le littéralisme biblique se retourne contre lui-même, pour offrir une vision qui glisse imperceptiblement du réalisme du trait au surréalisme de la représentation. Certains ont même vu dans la figure de Jean avalant le livre le portrait de l’artiste, qui se serait représenté à l’intérieur de la gravure qu’il exécute, tout comme dans le texte biblique c’est l’apôtre Jean (celui qui écrit la vision) qui en est en même temps le protagoniste (celui qui mange le livre). On aurait ici un témoignage du rôle proprement prophétique que Dürer attribuerait à son art (confirmé par son autoportrait en Christ qu’il réalisera en 1500).

Par ses réalisations graphiques, Dürer voudrait contribuer à réveiller l’humanité menacée, tout comme Jean l’a fait par ses révélations prophétiques. Mais le parallèle s’arrête là. Alors que Jean s’efface devant Celui qui le fait témoigner, Dürer, comme tout artiste de la Renaissance, a conscience d’acquérir lui-même, par la supériorité de son art, des propriétés quasi divines.

Dürer, la Réforme et la postérité de son Apocalypse

On a souvent fait de Dürer (1471-1528) un artiste protestant ; ce n’est pas tout à fait faux, mais c’est une considération largement apologétique. Dürer a vécu et travaillé la plus grande partie de sa vie à Nuremberg, ville passée tôt à la Réforme. Il était donc forcément en contact avec les idées nouvelles. Enthousiasmé par les idées du jeune Luther, au point d’écrire en 1521 une lettre dans laquelle il avoue son désespoir face à l’annonce de la disparition de moine rebelle enlevé par ses amis après la diète de Worms, il se distancie par la suite de plus en plus du réformateur de Wittemberg. Il semble qu’il ait désapprouvé l’attitude du réformateur lors de la guerre des paysans. Au contact avec le milieu humaniste et artistique de la capitale franconienne, Dürer se sentait plus attiré par une sorte d’humanisme protestant, dans l’esprit de tolérance proche de Melanchthon. De fait, c’est Melanchthon - et non Luther - dont Dürer brosse le portrait dans son fameux tableau des Quatre Apôtres (1526).

L’Apocalypse de Dürer le rendit célèbre très tôt et eut une immense postérité. Des humanistes comme Erasme et Alberti la commenteront. Cranach plagie certaines planches pour son illustration de l’Apocalypse qui devaient accompagner la traduction du Nouveau Testament de Luther. En France, Jean Duvet s’en inspire très largement pour son Apocalypse gravée de 1556. Les quatre cavaliers (planche IV), l’une des compositions les plus étonnantes, deviendra une référence artistique incontournable, jusque dans l’art moderne et contemporain.

Il a dit....

«  Si l’histoire de l’homme commence dans un jardin, elle s’achève dans une ville, c’est-à-dire dans une communauté dont l’idéal est celui, toujours nouveau, de justice et de fraternité.  »
Michael Gibson (rédacteur de la revue du patrimoine, à l’Unesco), à propos de l’Apocalypse de Jean Duvet.

Jérôme COTTIN

Pour poursuivre...
 Thomas DÖRING, « Dürers Apocalypse und ihre Wirkung », Herzog Anton Ulrich-Museum, Braunschweig, 1994.