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Réflexion

VI. La peinture

Comme pour les autres formes d’art, la peinture du siècle passé (20e) comme celle du siècle commençant (21e) n’est plus religieuse, encore moins chrétienne. Les artistes se sont émancipés haut et fort de toute forme de religion ; l’art est devenu pleinement autonome. A tel point que quand les artistes empruntent des motifs religieux c’est en général pour dire l’absence de foi, le refus du christianisme, et non l’inverse. Ce serait donc une erreur d’interpréter une peinture dans laquelle se trouve un symbole ou une image bibliques comme une confession de foi au christianisme : Joseph Beuys et Antoni Tàpies, deux très grands artistes, mettent des croix partout dans leurs oeuvres, et pourtant ils ne confessent rien. Chagall a peint des crucifix, et pourtant il était juif.

Deux autres peintres, et non des moindres, illustrent ce phénomène : Pablo Picasso et Francis Bacon, deux athées déclarés. Pourtant, l’un et l’autre se sont confrontés - à plusieurs occasions et sur de longues années - au thème de la crucifixion. Leurs œuvres sont saisissantes de vérité, d’intensité et parfois de cruauté. Mais il s’agit de leur vérité, non de la vérité de la foi. Le divorce entre l’art et le christianisme se fait jour jusque dans des œuvres dont les motifs lui sont clairement empruntés.

Le dialogue ne s’arrête toutefois pas là. Car la référence chrétienne persiste, au-delà même de sa mise en accusation. Par ailleurs, l’importance des thèmes religieux chez ces deux artistes est comme un aveu de l’importance qu’ils revêtent pour eux.

Premier constat, donc : les références chrétiennes dans l’art contemporain persistent, même si ce sont des références sub contrario, qui disent le refus du christianisme. Mais elles le disent avec le même langage que celui qu’elles refusent ! On croirait entendre, sur un autre registre, le refus d’un Job ou d’un Jérémie d’un Dieu que pourtant ils cherchent. Si l’on approfondit la critique, on se rend compte que c’est souvent une certaine idée ou pratique du christianisme et non la foi chrétienne, que ces artistes refusent. Ils en veulent à l’Eglise, non à l’Evangile. C’est particulièrement évident chez des artistes de l’expressionnisme allemand comme Nolde, Kandinsky, Jawlensky, Marc : rejetés ou ignorés par les institutions religieuses, ils sont non seulement de grands artistes, mais aussi d’ardents chercheurs de Dieu.

Cela m’amène à mon second constat : le nombre d’artistes en quête de Dieu, mystiques, ouverts à une altérité autre que simplement humaine ne fait qu’augmenter. L’ouvrage de Kandinsky - le père de l’abstraction lyrique - Du spirituel dans l’art, pourtant écrit au début du siècle passé, et qui vient d’être réédité, traduit bien cette nouvelle tendance. De plus en plus d’artistes n’hésitent pas à comparer leur création artistique à une quête spirituelle, au désir d’aller au-delà de l’apparence et de l’évidence du quotidien. Plusieurs d’entre eux, comme l’autrichien Arnulf Rainer, avouent lire et s’inspirer d’auteurs de la mystique chrétienne.

L’exposition « Bible et art contemporain » de Marie-Laure Lesec, qui circule actuellement en France et en Belgique, nage tout à fait dans ces nouvelles eaux d’un art teinté de spiritualité : plusieurs artistes insistent maintenant plus sur le lien qui les unit au christianisme et à la Bible, que sur ce qui les en sépare. On renouerait là avec une tendance qui a toujours existé dans la peinture moderne, depuis les quêtes spirituelles de grands artistes de la fin 19e siècle comme Gauguin, Van Gogh, Redon, jusqu’aux figures solitaires et atypiques du 20e siècle que sont Beckmann, Barlach ou Chagall.

Et puis - troisième constat - certains artistes n’ont pas eu de problème avec la foi, car elle était pour eux de l’ordre de l’évidence. Ils ne sont certes pas légion, mais leur poids artistique compte ; ce ne furent pas de piètres coloristes voulant instrumentaliser l’art au profit de leurs convictions religieuses : je pense évidemment à Rouault, Gleizes, Manessier (qui découvre son style artistique en même temps qu’il se convertit au christianisme), Jawlensky, et maintenant Arcabas (son œuvre, dans l’église St-Hugues de Chartreuse, en Isère, est devenue musée départemental d’art sacré contemporain). D’autres artistes, peu médiatisés mais talentueux, témoignent d’une réconciliation possible et promise entre le christianisme et l’art contemporain.

L’énigmatique crucifixion de Picasso

Picasso, athée convaincu, peignit en 1930 une étrange et singulière Crucifixion. Il s’agit d’une œuvre a-typique, non seulement par son thème et la manière de le traiter, mais aussi par sa fonction. Le tableau était destiné à n’être vu par personne d’autre que par son auteur, qui le garda secrètement dans sa collection personnelle. On ne le découvrit que par hasard, à la mort du peintre.

Etrange crucifixion, qui n’est ni une œuvre religieuse (comme d’autres crucifixions) ni une oeuvre politique (comme Guernica). Picasso a utilisé ici ce thème dans un sens très subjectif, pour exprimer ses propres souffrances et les frustrations sexuelles qui l’habitaient à cette époque.

Si l’on veut comprendre les sens des obscurs symboles qui se greffent sur cette crucifixion, c’est alors plus vers la psychanalyse et dans l’inconscient du peintre, que vers la Bible qu’il faut chercher. La peinture exprime ici son état de déliquescence morale, dans un tableau qui peut être compris comme un journal intime. Ses relations avec sa femme Olga, qui lui fait d’incessantes scènes de jalousie, se dégradent fortement. L’artiste exorcise ses propres angoisses, suite à la crise conjugale qu’il traverse.

Comment ne pas être touché par le fait que le peintre ait à ce point éprouvé le besoin de recourir à l’image du Christ en croix pour signifier, puis pour évacuer la profonde souffrance qui l’habitait ?

Picasso reprendra ce thème de la crucifixion dans de nombreux dessins, comme s’il ne pouvait plus se passer de cette référence symbolique. Son plus grand tableau, Guernica, œuvre politique anti-fasciste de 1936, continuera à être habité par certains motifs de la crucifixion.

Il a dit :

«  Les œuvres d’art nous poussent à joindre les mains pour prier, à lever haut les poings pour protester  »
Sergio Benvenuto, philosophe italien.

J.COTTIN

Pour poursuivre...
 Die Kunst und das Christentum. Geschichte eines Konflikts Horst Schwebel, C.H. Beck, München, 2002.