Sculpture en forme de croix de Eduardo Chillida, 1954.
[1] Martine Grenier fit en 2002 une étude approfondie de cette œuvre, dans le cadre de son mémoire de fin d’études de la faculté de théologie protestante de Paris.
Avec la sculpture, on est à priori aux antipodes de la foi. La Bible condamne sans ambiguïté les œuvres sculptées comme étant des tentatives d’emprisonner et de matérialiser le divin : « C’est à des idoles taillées qu’ils ont brûlé des offrandes » (Os 11,2). La tradition chrétienne s’est souvenue de cette mise en garde : l’orthodoxie, qui vénère pourtant les icônes, a rejeté les sculptures. Ce sont aussi elles qui furent le plus souvent attaquées lors de la vague d’iconoclasme qui accompagna la Réforme. Même la croix fut bannie du calvinisme qui la réintégra tardivement, mais sans le Christ.
Le christianisme a pourtant produit une quantité impressionnante de sculptures, que l’on retrouve sur les tympans des cathédrales, dans les chefs d’œuvre de la Renaissance et du baroque. Toutes ne furent pas des idoles, loin de là. Les premières œuvres sculptées chrétiennes - les sarcophages des catacombes - étaient essentiellement des récits bibliques représentés dans la pierre ou le marbre. Une Bible en relief en quelque sorte.
La question se complique encore à l’époque contemporaine, qui vit l’Eglise catholique, pourtant la seule à avoir défendu le langage de la sculpture, condamner une œuvre sculptée : le crucifix que Germaine Richier réalisa en 1950 pour l’église Notre-Dame-de-Toutes-Grâces, au plateau d’Assy en Haute Savoie. Le style résolument novateur, expressionniste même, de cette artiste athée déplut à quelques évèques qui s’en référèrent à Rome. Ils n’avaient pas compris à quel point ce Christ sans visage et sans corps voulait exprimer la souffrance physique et morale des malades isolés dans les sanatoriums voisins. On retira le crucifix qui fut entreposé dans la crypte, soustrait au regard de tous. Il fut réintégré pour tard, grâce à la protestation des malades.
Au début du 21e siècle, on n’en est fort heureusement plus là. La manière de percevoir la sculpture a changé, de même que la sculpture elle-même. J’indique, brièvement, trois facteurs de renouveau de cet art, et de ses relations au christianisme :
– Il y a d’abord le fait que la sculpture s’est décloisonnée ; elle est devenue une forme d’art mixte, qui joue avec les matériaux les plus divers, empruntant à toutes les techniques. Souvent une sculpture ne donne rien à voir ; il s’agit d’un jeu avec la matière, les formes, les creux et les pleins. Le vide, l’absence de forme font alors partie intégrante de l’oeuvre . Typique de cette tendance novatrice est l’œuvre de l’espagnol Eduardo Chillida. Cet artiste, qui se dit par ailleurs croyant, réalisa la sculpture monumentale qui se trouve devant le nouveau palais du chancelier allemand à Berlin : il n’y a plus de forme humaine, plus de figuration, mais des formes et du vide, des harmonies et des disharmonies . La sculpture moderne devient concept, idée, expression d’un sentiment intérieur. De fait, de nombreux peintres ou dessinateurs furent également sculpteurs (Beuys, Picasso).
– Il y a ensuite la remise en valeur de la sculpture de rue : nos places, rues, façades de monuments se couvrent de sculptures qui deviennent partie intégrante de l’espace public. Elles sont une partie du paysage et ont souvent été réalisées en harmonie avec lui. Ces sculptures incitent les passants à une scénographie particulière. Il se crée un dialogue permanent entre une œuvre unique et de multiples personnes, dans un lieu ouvert à tous les possibles. On pourrait y voir la métaphore d’une démarche de la foi, où l’homme est invité à se questionner sur lui-même, à modifier sa marche, au contact de l’expérience d’une rencontre unique, et pourtant offerte à tous.
– Il y a enfin la croix. Avec ou sans Christ, elle est le plus souvent une figure sculptée. La croix comme double signe, signe universel et signe chrétien. Ces deux dimensions sont indissociables et universelles. Croix sans corps ou corps sans croix ; croix qui devient un corps ; corps crucifiés. Les combinaisons sont multiples, et nul art mieux que la sculpture ne peut mieux rendre compte du poids du corps, du fardeau de la croix, du vide de la résurrection qui se détache entre ces deux lignes, l’une horizontale et l’autre verticale, qui se croisent. On pourrait alors parler d’un renouveau du thème de la croix dans l’art contemporain, grâce à la sculpture. Beuys, Buraglio, Chillida, Noël Pasquier, furent tous tentés par des sculptures mettant en scène la croix, unissant dans une même forme le langage de l’art, le symbole de la foi et la figure du Christ.
Des sculptures monumentales, entre Bible et paysage.
Le célèbre sculpteur anglais Henry Moore, qui n’était pas spécialement croyant, réalisa en 1956 une sculpture monumentale qui se dresse dans le paysage sauvage d’Ecosse. Cette sculpture connut un immense succès. On l’appela par la suite la croix de Glenkiln, du nom du lieu où elle se trouve [1]. Cette sculpture a en effet la forme d’une croix, mais cette forme ne fut pas voulue. Elle s’imposa à lui. De l’aveu même de l’artiste, le motif de la croix surgit sans préméditation, presque à son insu : « J’ai commencé en équilibrant différentes formes les unes sur les autres, mais comme je continuais la tentative s’unifiait, et alors un de ces mats particulier pris la forme d’un crucifix. » L’artiste précise ensuite : « Je n’attends pas particulièrement des autres qu’ils trouvent ce même symbole dans cette sculpture ». Ce jeu avec les formes, cette intégration d’une œuvre dans un paysage particulier permettent de multiples combinaisons, qui laissent au spectateur une grande liberté d’interprétation. Mais notre mémoire des croix dressées dans le paysage aide à la création, comme à l’interprétation de figures cruciformes.
Autre exemple d’intégration de motifs bibliques dans un paysage : à l’occasion de l’an 2000, l’Eglise luthérienne d’Oldenburg (Basse-Saxe), en accord avec les communes concernées, demanda à 7 artistes de proposer chacun 1 sculpture sur le thème des 7 jours de la création (Genèse 1). Ces œuvres sont visibles par tous, sur une digue de 7 km qui va du port de Wilhelmshaven à la station touristique de Dangast, sur la mer du Nord. Une occasion de se confronter à trois créations qui se croisent et se rencontrent : la création de Dieu racontée dans la Bible, celle de l’homme qui doit protéger la terre contre l’envahissement des eaux, et la création d’artistes contemporains.
Il a dit
« Je suis un être religieux. La question de la foi et mes problèmes d’artistes sont très proches (...) Ma rébellion perpétuelle contre les lois de la gravitation revêt un aspect religieux ».
Eduardo Chillida, sculpteur.
J. Cottin
Pour poursuivre...
– Crucifixus. Das Kreuz in der Kunst unserer Zeit F. Mennekes, J. Röhrig Herder, Freiburg, Basel, Wien, 1994