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Réflexion

Le spirituel dans l’art contemporain

Ruptures et convergences

Qu’en est-il des relations possibles entre le spirituel - ou la spiritualité chrétienne - et l’art contemporain ? Peut-on encore parler aujourd’hui d’un « art chrétien » ou même, de manière plus large, d’un art inspiré par une vision chrétienne de l’existence ? Et le mot « spirituel », employé à propos de l’art, peut-il signifier autre chose qu’une simple profondeur d’être, qu’un sentiment de plénitude, qu’une qualité de l’expérience esthétique ?
Ma thèse, que je ne peux défendre que très brièvement, est qu’il y a aujourd’hui un fossé très profond entre l’art contemporain et la spiritualité chrétienne. Ce fossé est à la fois inévitable, incontournable, et bénéfique. Il permet de ne pas mélanger deux modes d’expression qui ne relèvent principalement pas du même domaine. Mais - et c’est le second volet de ma thèse - ce fossé n’empêche pas qu’il y a ou qu’il y aurait des passerelles possibles, en vue d’un dialogue fécond entre créativité et spiritualité.

Ruptures :

Je voudrais tout d’abord prendre acte de quelques ruptures, à la fois esthétiques et religieuses, par rapport à ce que l’on appelait autrefois « l’art chrétien » (et qui a duré, selon les auteurs, jusqu’au 16e, 18e ou 19e siècle).

1) Tout d’abord, l’art contemporain s’est émancipé de l’image, c’est à dire de la représentation de l’objet. Autrefois, une oeuvre d’art signifiait principalement dans sa relation, la plus exacte possible, avec l’objet représenté. Il s’agissait d’imiter la nature. Aujourd’hui, l’oeuvre d’art signifie essentiellement par elle-même, en vertu de ses capacités plastiques propres. Souvent, elle ne représente plus rien. L’art aura même pour fonction principale, selon les mots du philosophe Adorno, essentiellement d’introduire le chaos dans l’ordre. L’art ne re-présente plus, il s’est échappé des voies classiques de la représentation.

2) L’art s’est également émancipé du beau. Sous l’influence du classicisme, puis du romantisme, on a identifié la notion d’art à celle de beauté. Une oeuvre devait être belle pour être considérée comme telle. Cette équation entre art et beauté a été formulée philosophiquement par Hegel. Aujourd’hui, l’art prend le contre-pied de cette notion, qui peut être résumée par le slogan du philosophe allemand Hans Robert Jauss : « l’art n’est pas beau ». Autrement dit, ce que l’on demandera essentiellement à l’oeuvre d’art, c’est d’être authentique, vrai. Et cette vérité prend souvent des caractéristiques bien éloignées de la beauté classique : laideur, banalité, traces, peuvent être des caractéristiques de l’oeuvre d’art contemporaine. Du coup, toute réalité, tout objet peuvent être élevés au rang d’oeuvre d’art.

3) Enfin, l’art contemporain s’est émancipé du religieux. L’art n’est plus, et heureusement, l’illustration d’un dogme, comme ce fut le cas dans l’art médiéval ou dans l’art post-tridentin. Les Eglises ne sont plus les mécènes des artistes. L’art n’a plus pour fonction de transmettre un message religieux qui lui est extérieur ; l’art s’est totalement et définitivement émancipé de la gangue religieuse qui l’enserrait, et parfois l’étouffait. Aujourd’hui, la création artistique est autonome, tant vis à vis des institutions ecclésiales que de toute institution idéologique supérieure, qui prétendrait l’utiliser pour des fin autres que le plaisir esthétique.

Mais ces ruptures signifient-elles une absence de dialogue possible ? Non, à condition de redéfinir ce que l’on entend par expérience spirituelle, par religiosité. Car dans ce domaine, une évolution parallèle à celle que l’on a rapidement vu concernant la notion d’oeuvre d’art s’est fait jour, depuis la prise en compte, dans la théologie, de ce que l’on appelle les « maîtres du soupçon » (Freud, Marx, Nietzsche). La spiritualité (ou même, « la foi », n’ayons pas peur des mots) n’a plus grand chose à voir avec l’obéissance à un dogme ou à une institution. Les mêmes notions d’authenticité, de vérité - y compris d’une vérité blessante ou blessée - , d’expérience, d’émotion émergent concernant la foi. Si l’on adopte ces nouveaux critères, on peut alors dire qu’il y a une réelle proximité, une série de convergences possibles entre expérience esthétique et expérience religieuse .

Convergences :

Je me permets d’indiquer brièvement ces lieux de convergence entre l’art et la foi, entre religiosité et créativité, étant entendu que cela n’est possible que si l’on entend par « foi » ou « spiritualité » autre chose qu’une simple appartenance ecclésiale.

1) L’objet esthétique : à partir du moment où l’expérience esthétique ne repose plus (forcément) sur la contemplation d’un objet précis, d’une figure, l’art devient signe, langage, expression symbolique. L’art contemporain participe alors à la quête de sens, à l’expression d’une protestation ou d’une louange qui caractérise aussi l’expression religieuse. Mieux encore. Il y a entre la démystification de l’objet et la démythologisation de la foi (cf. la théologie de Rudolf Bultmann), de troublants parallèles. On ne s’étonnera pas alors qu’un certains nombre de peintres contemporains, abstraits surtout, se mettent à employer un langage religieux pour parler de leur création artistique.

2) L’expérience esthétique : au 19e siècle, le peintre allemand Kaspar David Friedrich a ouvert la voie, en conférant à la peinture de ses paysages une dimension spirituelle. Au début du 20e siècle, la recherche de l’abstraction s’est accompagnée d’une quête spirituelle, en particulier chez Kandinsky, auteur du fameux écrit : « Du spirituel dans l’art ». On pourrait multiplier les exemples d’artistes célèbres qui conçoivent leur création comme participant à une recherche spirituelle, une quête de Dieu et de l’authenticité humaine. Pour Beuys, « le vrai artiste aide le monde en révélant ses qualités mystiques ». L’expérience artistique suppose l’expérience de l’altérité, laquelle ouvre à la dimension du mystère, de l’au-delà, de l’Autre, de Dieu. On peut résumer cette quête par cette phrase de J. Paulhan : « Avec un peu de chance, nous saurions enfin grâce aux tableaux modernes ce qu’est le sacré ».

3) La finalité esthétique : enfin, une autre converge apparaît quand on s’intéresse à la finalité esthétique. Certes, selon Kant, l’art est une finalité sans fin ; sa finalité ne saurait être extérieure à elle-même. Mais en même temps, l’art délivre un message, un message qui souvent incite à agir. Il y a donc bien une dimension éthique de l’art, présente non dans l’oeuvre elle même (qui échappe à toutes finalités, à toutes catégories), mais dans la réception que nous pouvons en faire. De fait, l’art participe souvent à la contestation du monde (d’un monde marqué par la violence et l’injustice), en ce qu’il propose la vision d’un autre monde. L’art, en d’autres termes, est messianique. Comme le dit le philosophe Paul Ricoeur, « L’art pénètre dans le monde de l’expérience quotidienne pour le retravailler de l’intérieur ». Nous retrouvons ici une perspective kantienne. Priorité de l’éthique, vision d’un monde meilleur, annonce prophétique. Voilà des thèmes qui sont typiquement chrétiens ou, plus précisément, bibliques.

Selon ces paramètres que j’ai brièvement évoqués, et à condition que l’on accepte la double modernité d’une foi post-critique et de la création contemporaine, on peut alors souscrire à cette remarque de Raymond Court : « la notion de sacré apparaît comme centre du destin de l’oeuvre d’art » .

Par ailleurs, en ce qui concerne les relations entre la Bible et l’art, celles-ci devraient continuer à être fécondes, dans la mesure où la Bible n’est pas d’abord un livre « religieux » ; c’est le livre de la vie, c’est le livre d’une histoire, l’histoire d’une relation originelle, d’une alliance, entre les humains et ce « Tout Autre » appelé Dieu. C’est l’histoire d’une Parole fondatrice qui institue le fait que l’homme n’est pas à lui même sa propre fin. On peut dire de l’art, avec des mots guère différents, ce que l’on vient de dire du message de la Bible : ils sont fondateurs d’humanité.

Jérôme Cottin