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Réflexion

La Réforme et les images. Origine et actualité (2)

Lecture d’images produites par la Réforme

III. Lectures d’images produites par la Réforme

La Réforme n’a pas simplement détruit des images. Elle en a aussi produit, et même en grande quantité, grâce au support technique de l’imprimerie : la Réforme a en effet autant utilisé l’imprimerie pour diffuser des textes écrits que des images gravées. Cet aspect visuel de la Réforme concerne toutefois exclusivement le contexte luthérien germanique. En France, en Suisse, aux Pays-Bas, pays où le calvinisme était présent, l’image plastique était strictement bannie, à quelques très rares exceptions près. Ce n’est qu’assez récemment que l’on découvre et évalue cette immense production visuelle, que l’on ne peut pas considérer à partir du seul critère artistique : nombre de ces images, destinées à être comprises rapidement, à diffuser un message clair, virulent, polémique, s’apparentent plus à nos modernes images publicitaires qu’à des oeuvres d’art. Là encore, dans le domaine de la production d’images, se vérifie ce que nous avions vu dans la pensée du réformateur allemand : l’image prime sur l’esthétique.

Les contraintes de l’édition font que nous ne pouvons pas ici montrer et commenter quelques unes de ces images. Je me contenterai donc de les mentionner, en proposant une typologie, à partir de cinq types principaux d’images produites et utilisées par la Réforme luthérienne.

1) L’image polémique : les tracts illustrés

C’est le plus ancien type d’image « protestante ». Il s’agit d’images imprimées en noir et blanc, et diffusées sur des tracts, les Flugschriften. L’exemple le plus ancien que l’on connaisse, est le Fuchwagen (1519), une gravue née d’une collaboration entre Lucas Cranach et Andreas Carlstadt, le condisciple de Luther qui deviendra ensuite l’un des ses ennemis, précisément à cause de la question des images. Il est ici intéressant de noter que l’un des plus virulents pourfendeur d’images ait eu précisément besoin d’elles pour exprimer ses convictions iconoclastes ! Dans cette même veine, on peut nommer le chef d’oeuvre de la gravure qu’est l’ouvrage dessiné par Cranach, accompagné de versets bibliques choisis par Luther, le Passionnal Christi und Antichristi, la Passion du Christ et de l’antichrist. Il s’agit d’une série de 26 gravures datant de 1521, qui oppose d’un côté la figure du Christ des évangiles, pauvre, solidaire, humain, et de l’autre la figure du Pape Léon X, souverain triomphateur, épris de puissance et d’argent. L’origine de cette iconographie « kénotique » se trouve dans la littérature et dans l’art hussite.

Dans ce type d’image ce qui importe, c’est la lisibilité du dessin et du texte qui l’accompagne. On n’hésite pas à faire appel à la dérision, à l’humour, voire à la calomnie et l’injure, pour que le message (verbal et visuel), soit le plus percutant possible. Il s’agit d’images militantes, polémiques, satiriques.

2) L’illustration biblique.

Dès les débuts, les impressions de la Bible traduite par Luther (Nouveau Testament d’abord, puis toute la Bible), étaient accompagnées d’images. La Réforme luthérienne a ainsi remis en honneur un genre d’images déjà utilisé, l’image illustrée, inscrite à l’intérieur d’un livre, qui accompagne visuellement des textes bibliques. Mais on retrouve aussi ces images bibliques à l’extérieur des Bibles, peintes sur des retables ou sur les murs des églises. Dans ce cas là, les images sont accompagnées de textes bibliques qui en précisent le sens. La Réforme n’a en effet jamais accepté sans réserves le principe de la Biblia Pauperum, qui consiste a remplacer l’écrit par l’image, et donc à relativiser voire à supprimer le texte biblique par rapport à son équivalent visuel. Les images bibliques protestantes sont donc toujours accompagnées de textes qui précise le sens de ce que l’on voit, comme dans les bulles des bandes dessinées modernes. Dans son zèle à illustrer la Bible, la réforme luthérienne a même représenté des scènes bibliques qui n’avaient à ma connaissance encore jamais été représentées jusqu’ici. Ce fut le cas pour les nouvelles représentations de Jésus et les enfants, et de Jean-Baptiste prêchant dans le désert. Elle a donc été à l’origine d’une tradition iconographique bibliques précise. Il s’agissait bien sûr de représenter la Bible, mais aussi de proposer, à travers des textes bibliques soigneusement choisis, une certaine vision de l’être humain dans ses rapports avec Dieu (les images illustrant la Grâce de Dieu étaient privilégiées sur les autres).

3) L’image liturgique : le retable.

Dans les lieux de culte, la Réforme luthérienne n’a pas éliminé les images, loin de là. Soit elle a gardé les anciennes images en l’état, en se contentant d’en proposer une nouvelle lecture. Soit elle les a remplacé par des nouvelles images. Ce fut le cas pour les peintures d’autel, les retables. Ainsi assiste-t-on à la production de ce qu’on appelle les « retables luthériens », tableaux qui présentent, face à l’assemblée, un résumé de la foi évangélique ou de l’Evangile. On ne s’étonnera pas que ces tableaux montrent le plus souvent le Christ, soit crucifié, soit ressuscité.

L’un des plus beaux retables est le triptyque qui se trouve dans la Statdtkirche de Wittenberg, là où prêchait Luther. Il a été réalisé par les deux Cranach (Père et Fils) en 1547. Les trois panneaux montrent les trois sacrements luthériens (à l’origine la confession était considérée comme un sacrement). Chaque tableau montre l’un des personnages importants de la Réforme dans cette ville de Saxe parmi les personnes peintes : au centre, Luther est l’un des douze disciples, celui qui reçoit la coupe. Sur le panneau de gauche, c’est Mélanchthon qui baptise le petit enfant, tandis qu’à droite la confession est reçue par Bugenhagen, leur successeur à Wittenberg. Mais le détail le plus étonnant de ce magistral retable se trouve sur la prédelle : on y voit Luther prêchant. Entre lui et l’assemblée (parmi lesquels figurent sa femme et ses enfants), se trouve un Christ crucifié. Qu’on ne s’y trompe pas : il ne s’agit pas d’un crucifix posé là par hasard, à la mauvaise place, mais d’un objet visuel qui symbolise le contenu même de la prédication de Luther, le Christ en croix. On a bien ici une métaphore visuelle, un essai naïf de transcription d’une idée en image. Cela nous conduit au cinquième type d’images luthériennes

4) L’image dogmatique : la Loi et l’Evangile

Luther, qui fut pasteur et pédagogue autant que théologien, s’est tôt soucié de la réception de ses idées par le plus grand nombre. Comment traduire en langage simple une idée aussi abstraite, et pourtant centrale dans la théologie protestante, que celle de la justification par la foi, par la seule Grâce de Dieu ? Cette préoccupation fut l’occasion d’une collaboration unique entre le réformateur et le peintre de Wittenberg, qui a donné lieu à une série peinte et gravée que l’on appelle communément Loi et Evangile, ou Loi et Grâce. On n’est donc plus ici dans le registre de l’illustration d’un texte, puisqu’il s’agit d’une scène créée de toute pièce qui visualise un dogme, une idée, et non un texte.

Ce thème fut décliné sous différents supports : gravure, peinture, vitraux etc.. et sous deux versions différentes, que l’on appelle « version de Prague » ou « version de Weimar », selon les lieux où ce trouvent les représentants principaux de ces versions datant de 1529. Mais on en connaît beaucoup d’autres, et pas simplement de Cranach. Ainsi, le tableau de Hans Timmermann, Gesetz und Evangelium, datant de 1540 et qui se trouve aujourd’hui à la hamburger Kunsthalle de Hambourg. Ce thème fut repris dans de multiples lieux et contextes (y compris dans la France catholique du 17e siècle), et dépassa de beaucoup le milieu culturel qui en était à l’origine. Preuve de sa popularité. Ce thème est développé à travers un parcours visuel, qui voit s’opposer le monde de la Loi où tout est signe de mort (sur la partie gauche du tableau), au monde de la Grâce, qui symbolise la vie renouvelée en celui qui a mis sa confiance en Christ, sur la droite. Hans Belting a raison de dire à ce propos de ce tableau qu’il se lit comme un livre, l’arbre central départageant le tableau comme les deux pages d’un livre ouvert.

5) L’image méditative

Pour être complet, il faut encore mentionner un dernier type d’image utilisé ou produit par le luthéranisme : l’image de piété ou Andachtsbild. Luther n’a pas fait table rase de l’image de dévotion catholique : il s’est contenté d’en proposer une nouvelle lecture et, quand cela était possible, de l’utiliser pour l’édification des fidèles, en une sorte de prolongement visuelle de la prédication entendue. On sait, par exemple, que Luther avait un tableau de la Vierge Marie dans son cabinet de travail. A ceux qui s’en étonnaient, il répondait qu’il voyait en elle l’image de l’obéissance parfaite du chrétien qui obéit dans l’humilité et la confiance en Dieu, et en tout cas pas une figure médiatrice du salut. Cranach a ainsi fait une gravure en reprenant une gravure catholique de 1509-1510. L’image du culte de Sainte-Anne, protectrice des femmes enceintes, des enfants et des époux , créé pour aider à la campagne des indulgences est graphiquement la même, mais lue autrement. Elle est utilisée pour montrer l’idéal luthérien d’une piété familiale, toute entière centrée sur la lecture de la Bible en famille (notons la place centrale que tient la femme dans la transmission de cette piété biblique). Anne n’est plus une sainte à vénérer, elle est un exemple à suivre : l’image est restée plastiquement la même, mais elle est lue complètement différemment.

D’autres images de méditation, souvent de petites dimensions, centrées autour du thème du Christ sauveur, du Christ en croix, ont été produites et utilisées dans ce cadre intimiste qui voulait favoriser une foi nourrie au quotidien.

D’autres questions seraient à se poser concernant la production d’images postérieures à la Réforme, dans un contexte culturel protestant. Par exemple celle-ci, qui m’habite depuis longtemps : comment se fait-il que ce soit précisément la confession protestante la plus réfractaire aux images plastiques, le calvinisme, qui ait produit les plus grands peintres protestants que sont Rembrandt et Van Gogh ? N’aurait-on pas là une sorte de confirmation de la thèse qui veut que Calvin, s’il a refusé l’image, a en revanche magnifiquement pensé l’esthétique ?

Pour être complet, il aurait également fallu envisager d’évaluer la production protestante contemporaine, artistique ou filmographique. Avec, en arrière fond, cette question : est-il encore pertinent de parler à ce propos de protestantisme ?
Les relations du protestantisme à l’image et, plus largement à l’esthétique et à l’art, n’ont pas fini d’être repensées. Mais cette pensée ne peut se faire que dans un cadre oecuménique, car elles se posent de manière guère différente dans le catholicisme soucieux, lui aussi, de dire Dieu à l’intérieur relation ouverte à la culture contemporaine.

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Jérôme COTTIN