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Bibliothèque (1990-2022)

L’art des jésuites

traduit de l’italien par Marie-Paule Duverne et Etienne Schelstraete

Auteurs : Giovanni DALE (éd.)

Ecrit par une dizaine d’érudits - dont de nombreux jésuites - et possédant une iconographie incomparable, cet ouvrage tient autant du livre d’art que de l’encyclopédie. Il propose un panorama complet sur l’art des jésuites, à la fois dans le temps (principalement du 16e au 18e siècle), dans l’espace (les continents non européens sont fortement présents) et dans le style (toutes les formes d’art sont présentées). C’est dire que nous avons là un ouvrage clé pour comprendre la richesse foisonnante de l’art chrétien - catholique et romain - à partir du Concile de Trente.

Le lecteur français - en général réfractaire au baroque - et encore plus s’il est de confession protestante, devra au départ faire un certain effort pour dépasser ses réticences à explorer une forme d’art a priori fort éloignée à la fois de ses penchants esthétiques et de sa spiritualité. Pas tant qu’il pourrait sembler pourtant. On a en effet trop facilement identifié l’art baroque à l’art des jésuites, or les deux mouvements, s’ils finissent par se rencontrer, ne sont pas identiques. L’art des jésuites, du moins dans sa phase initiale - et surtout en ce qui concerne l’architecture - se caractérise par des principes également revendiqués par les Eglises de la Réforme : fonctionnalité, dépouillement, simplicité. Un ouvrage d’un jésuite compagnon d’Ignace, Jérôme Nadal, publié à Anvers en 1593 (Evangelicae historiae imagines) aurait plu à Luther : il illustre les Evangiles et propose des interactions entre texte et images ; cet ouvrage servit de modèle aux peintres et sculpteurs du monde entier. Enfin, un des plus célèbres plafonds baroques romains en trompe l’œil, le Triomphe du nom de Jésus du Baciccio, réalisé pour le nef du Gesù, fut inspiré d’un texte paulinien (Ph 2, 10-11). Le symbole le plus reconnaissable de la Compagnie n’est-il d’ailleurs pas le monogramme du Christ ("IHS") ?

Dans sa phase initiale (fin du 15e siècle), l’art figuratif jésuite obéit aux 6 principes suivants, qui annoncent, par certains côtés, l’esthétique moderne : - réduction du nombre de personnages pour créer un art didactique ; - appel aux émotions du spectateur ; - utilisation du clair-obscur pour renforcer le caractère dramatique de la scène ; - effets naturalistes de la lumière ; - goût pour la couleur ; - effets visionnaires, en vue de créer un état sublime, supraterrestre. Cette esthétique ira en s’enrichissant à l’extrême, jusqu’à aboutir - sommet de l’art illusionniste et baroque - à l’immense fresque en trompe l’oeil du plafond de la nouvelle église jésuite de Saint-Ignace à Rome, œuvre de Andrea Pozzo (1685-1702). Ce style jésuite du baroque tardif, d’une splendeur presque écrasante, se distingue par un illusionnisme à trois dimensions, créé par une fausse architecture, par un esprit triomphal mettant en scène un multitude de figures, et par des faisceaux de lumières (naturelles ou artificielles), métaphores de la lumière divine.
Comment est-on passé d’une relative indifférence du fondateur de la Compagnie de Jésus, Ignace de Loyola, aux questions artistiques, à une telle profusion de formes, de couleurs et de richesse esthétique ? Trois éléments au moins sont à mettre en évidence :

 Les Exercices spirituels (1548), manuel de méditation au fondements de la spiritualité ignacienne, qui invite le lecteur à utiliser des images et perceptions sensorielles pour approfondir, visualiser et s’approprier le mystère de la foi. En mettant l’accent sur la "composition visuelle du lieu", Ignace revalorise le sens de la vue, et pose un lien durable - quoique non pensé théologiquement par lui - entre l’image mentale et l’image plastique. L’imagination, l’image intérieure, font pleinement partie d’une anthropologie humaine ouverte à Dieu.

 Les collèges jésuites, ces lieux d’éducation destinés à tous (et non seulement aux futurs membres du clergé), et dont le premier fut créé à Messine en 1545. Or l’un des succès de ces institutions dispensatrices d’un savoir à la fois chrétien et humaniste fut précisément l’usage de l’image sous toutes ses formes, dans un but au départ essentiellement pédagogique Mais de simple moyen l’image devint une fin en soi, et participa à une éducation humaniste et progressiste qui mettait en avant l’implication de l’élève dans l’apprentissage du savoir (c’est la "méthode parisienne" que Ignace avait découvert lors de ses études à Paris). C’est ainsi que le théâtre jésuite acquit une place de premier rang dans l’apprentissage du savoir.

 Enfin, l’élan missionnaire exceptionnel des membres de la Compagnie, en Amérique du Sud et en Asie. En Asie (Japon, Chine, Philippine), pays où le rapport à l’image n’est pas soupçonné d’idolâtrie, celle-ci fut utilisée par les jésuites dans une double fonction : - Pédagogique : elle permet de suppléer aux difficultés de la langue. - Culturelle : l’image rend possible la rencontre avec l’autre dans sa culture propre, sa différence, sa mentalité. Le lumineux article de Gauvin Alexander Bailey : "Art et architecture des jésuites en extrême-orient, 1542-1772" (pp. 278-296) montre quels furent les richesses et les finesses de l’utilisation des images (imprimées, peintes, méditées, sculptées, ainsi que l’architecture) pour rencontrer l’autre à partir de sa propre conception du monde, de l’homme, de Dieu.

Nous sommes aux sources d’une inculturation (ou "acculturation"), qui signifie que chacun abandonne un peu de ce qu’il est pour rejoindre l’autre dans sa vérité ; chacun donne et reçoit. L’art est à la fois signe et moyen de ce don. Inutile d’insister sur la modernité d’une telle démarche, qui met au centre d’un christianisme missionnaire à la fois l’art et l’échange, la culture chrétienne et l’ouverture à l’autre (exemplaire et même excessive dans l’autre sens - l’abandon de sa propre identité - fut la démarche du jésuite italien Giovanni Castiglione, tellement inculturé qu’il devient Lang Shining, après avoir travaillé plus de 50 ans comme artiste pour les empereurs chinois de la dynastie des Qing).

Comme le souligne Philippe l’Ecrivain dans son article (pp. 224-238), "la culture et mission jésuites furent aux 17e et 18e siècle à la croisée de l’histoire et de la théologie".

Pour être complet, il faudrait encore parler de l’architecture religieuse : contrairement à ce que l’on croit, elle ne fut pas guidée par des principes généraux ; elle s’adapta, de manière pragmatique, aux situations (y compris financières), à l’esthétique des lieux et des époques. Des monuments de choix sont étudiés avec particulièrement de soin, comme l’Eglise mère du Gesù à Rome, dont la sobre façade de Giacomo Della Porta tranche avec la somptuosité des décors intérieurs ; la plupart des églises ignaciennes d’Europe sont également étudiées : Sant Andrea al Quirinale à Rome, l’église Am Hof à Vienne, l’église Saint-Charles Borromée à Anvers, la Jesuitenkirche d’Innsbruck, la Michaelkirche de Munich, l’église Saint-Nicolas à Malà Strana à Prague, l’église Saint-Casimir à Vilnius, l’église Saint-Paul Saint-Louis à Paris... On voit, par ces multiples exemples, quel put être l’influence des jésuites en Europe centrale et germanique, sans parler des nombreux exemples latino-américains. La diversité des formes et des styles architecturaux est en effet saisissante, même si l’œil averti reconnaîtra aussi certains principes récurrents.

Le lecteur-regardeur (le livre est autant à regarder qu’à étudier) terminera ce vaste panorama avec une question et un étonnement : qu’en est-il de la présence et de l’art des jésuites à l’époque contemporaine (20e et 21e siècle) ? A part la sphère zodiacale de l’observatoire astronomique construit par les jésuites à Pékin (p. 279), ce livre, qui pourtant prétend à une quasi exhaustivité, est muet sur l’époque contemporaine ; une époque pourtant en quête de dialogue interculturel et interreligieux. L’étonnement : pourquoi n’est-il rien dit des aspects les moins tolérants de l’action des jésuites dans l’histoire, et de ses expressions dans l’art ? Leur fidélité absolue au pouvoir romain, leur combat contre les "hérésies", leur militantisme triomphant auraient dû être montrés, car ces aspects se trouvent aussi dans des œuvres d’art. Les deux sculptures en marbre blanc, l’une de Théodon (Triomphe de la religion sur les infidèles) l’autre de Legros (La Foi écrasant l’hérésie - deux vieillards hirsutes représentant Luther et Calvin -) qui se trouvent à droite et à gauche de l’autel de Saint Ignace, dans l’église du Gesù à Rome, témoignent du fait que la Compagnie eut aussi des aspects plus sombres, moins humanistes.
Mais ces remarques critiques ne sont là que pour souligner la qualité de ce très beau travail à la fois esthétique, théologique et historique.

Jérôme Cottin