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Réflexion

Le christianisme libérateur de l’image

On a trop longtemps opposé, à l’intérieur du christianisme, une théologie de la Parole, fondée sur une fidélité aux seuls textes bibliques, et une production d’images chrétiennes, justifiée par des légendes et traditions (parfois très anciennes), la théologie orientale de l’icône ou la piété populaire. D’un côté on reconnaîtra les Eglises issues de la Réforme, de l’autre les Eglises catholique et orthodoxe [1]. Mais le temps de ces oppositions frontales semble bien dépassé. Si l’on y regarde d’un peu plus près, ces frontières s’avèrent être beaucoup plus perméables qu’il n’y paraît, même s’il reste dans le christianisme de vraies oppositions sur la justification, la réception et l’utilisation des images.

1. Sortir de l’opposition trompeuse entre parole et image.

Indiquons d’emblée certains éléments qui contribuent au déplacement de ces fronts traditionnels :
 Les Eglises de la Réforme n’ont pas toutes la même approche des images. Il faut distinguer entre des Eglises traditionnellement opposées aux images (réformées, méthodistes, baptistes), et d’autres beaucoup plus tolérantes, voire favorables à leur utilisation dans un parcours de foi (luthéranisme, anglicanisme).
 Même dans les Eglises réformées, la tendance va actuellement dans le sens d’une réévaluation des images, à condition de bien les distinguer des idoles. Aux Pays-Bas, aux USA, en Corée du Sud, ce sont même ces Eglises qui ont une approche la plus ouverte et créatrice du monde des images (art contemporain et médias).
 Les Eglises chrétiennes traditionnellement favorables aux images (catholicisme, orthodoxie) font valoir à juste titre que leur utilisation des images a aussi un fondement christologique, donc biblique, et pas simplement historique.
 La théologie orientale de l’icône est une manière de fonder l’image en christianisme, mais ce n’est pas la seule et peut-être même, pour le christianisme occidental, pas la principale. Un autre front se dessine alors entre le christianisme occidental (protestant et catholique) et le christianisme oriental, à propos du statut accordé aux images modernes, non religieuses, qui ne s’inscrivent pas dans le cadre d’une théologie de l’icône.
 Par ailleurs l’image elle-même est une réalité en constante transformation. Celle désignée par l’Ancien Testament, l’idole biblique, n’a plus grand-chose à voir avec l’image médiatique, la photographie, pour ne pas parler de l’image numérique et virtuelle.
 On assiste parfois à un retournement complet : plusieurs aspects de l’art contemporain (art conceptuel, Land art, installations et performances) relèvent plus de l’action et de la parole que le l’image, tandis que certains mots sont des images (pictogrammes, signes, calligraphies) : l’écriture se visualise et l’image se dématérialise.

Une des manières d’approfondir notre approche de l’image serait de revisiter l’histoire des relations du christianisme aux images, en étudiant en particulier les deux crises iconoclastes qui ont divisé le christianisme, d’abord en l’Orient (7e-8e siècles), puis en Occident (16e siècle). On pourrait écouter les défenseurs des images (Jean Damascène, Theodore Stoudite, Nicéphore, Thomas d’Aquin, partiellement Luther, Tillich) comme ceux qui les critiquent (Eusèbe, Tertullien, Augustin, Bernard de Clairvaux, Savonarole, Calvin, Barth). Ce n’est pas cette voie que je suivrais : d’une part parce qu’elle nous ferait retomber dans l’opposition dénoncée plus haut, d’autre part parce que tous ces théologiens pensent l’image en contexte chrétien et pré-moderne, et sont donc inopérant pour aborder la question des images actuelles. Et puis, trop souvent, ils pensent l’image, plus qu’ils ne la laissent parler.

Je propose plutôt de revisiter les sources bibliques, et montrer comment celles-ci ne condamnent pas l’image mais la libèrent, par la puissance de la Parole, la dénonciation des idoles, et la pensée d’un Dieu incarné et trinitaire. Mais à condition de préciser qu’il s’agit plus de l’imaginaire que de l’image, donc d’une donnée anthropologiquement fondamentale.

2. L’interdit biblique s’oppose à l’idole, non à l’image

On a en général interprété l’interdit biblique de représenter Dieu (Ex 20, 4-5 = Dt 5, 8-9) comme un interdit des images, et même de toute forme spiritualité incluant le regard (Dt 4, 15-20). La lecture particulièrement stricte qu’a faite Calvin de cet interdit mosaïque a encouragé l’iconoclasme. L’exégèse récente nous invite toutefois à une lecture plus prudente : cet interdit est incontestablement fondamental, mais il concerne les idoles, non les images. Si l’on reconstruit la genèse de ce commandement, on s’aperçoit qu’il n’est qu’une sous-partie d’un commandement plus fondamental : l’interdiction d’avoir d’autres dieux que le seul Dieu d’Israël [2]. Sur ce point le catholicisme, Luther (mais aussi le judaïsme), qui découpent les commandements autrement, ont vu plus juste que Zwingli et Calvin [3]

Certes la Bible est globalement négative quand elle parle d’ "images", mais ces images sont en général des idoles, c’est-à-dire des éléments matériels qui prétendent enfermer une parcelle de sacré, circonscrire un Dieu qui est au-delà de toute forme et de toute manière. L’interdit biblique de la représentation (de Dieu) est donc là non pour condamner de manière indifférenciée "les images", encore moins l’art, mais pour nous rappeler les limites éthiques à ne pas franchir dans notre utilisation des images. Cet interdit pourrait même fonder une possible pratique esthétique de la foi : l’image peut signifier Dieu, indiquer les traces de sa présence, non le montrer ou lui assigner une place dans la matérialité du monde.

3. L’Ecriture se déploie en figures narratives

Le lecteur attentif fera un autre constat, paradoxal : alors même que l’image plastique est très souvent dévalorisée dans la Bible, celle-ci se présente comme un ensemble de récits en images. Ces images - narratives s’entend - sont de différents types [4] : - une figure rhétorique, comme la métaphore ; - un récit en images, comme la parabole. La parabole dans le Nouveau Testament, outre le fait qu’elle est un genre littéraire très utilisé par Jésus, est là pour nous faire comprendre un aspect touchant au Royaume de Dieu. Ce n’est pas simplement un récit pédagogique, qui doit nous faire comprendre avec des images et situations concrètes de la vie quotidienne, des réalités spirituelles difficiles à comprendre. Les paraboles sont là pour nous faire appréhender la réalité du Royaume, certes encore à venir, mais déjà présent, fut-ce de manière cachée.

D’autres récits comme les rêves ou les visions mettent en avant des images. Les prophètes d’Israël ont certes dénoncé violemment les idoles (Jr 50, 2 ; Mi 17, 3), ils ont aussi perçu les limites du discours pour faire passer un message, et ont eu alors recours à des actes symboliques pour frapper l’imaginaire (en part. chez Jérémie, Osée, Ezéchiel). L’Ancien Testament, malgré la méfiance qu’il a envers les images matérielles - et peut-être grâce à elle - développe un imaginaire verbal considérable. Là encore, il ne s’agit pas simplement de récits périphériques, mais de récits constitutifs de la foi d’Israël au Dieu de la Révélation.
Enfin, la Bible connaît un genre littéraire fondé sur une mise en récit d’images qui sont porteurs d’une révélation ou de la Révélation : l’écriture apocalyptique. L’Apocalypse de Jean (en grec "Révélation") est une narration faite d’images, de symboles, de couleurs, d’objets, qui sont à fois des réinterprétations d’images et symboles antérieurs, et qui doivent à leur tour être interprétés, si l’on veut en saisir le sens pour aujourd’hui. Ces images apparaîtront alors comme l’élément fondateur d’un combat militant où se joue la vérité du témoignage, dans un monde violent, en proie à deux forces antagonistes, le bien et le mal.

4. Le Christ rompt l’invisibilité absolue de Dieu

Avec le Christ, "image du Dieu invisible" (Col 1, 15 ; 2 Co 4, 4), nous avons l’un des arguments les plus anciens et les plus sérieux en faveur des images. Puisque Dieu lui-même, en s’incarnant en Jésus de Nazareth, s’est donné à voir, a choisi de rompre l’absolue invisibilité de sa personne, il est alors possible de montrer Dieu par le Christ. Certains textes bibliques vont dans ce sens, en particulier dans l’Evangile de Jean : "Qui m’a vu a vu le Père" (Jn 14, 9b ; aussi Jn 1, 14.18. 34).
Ce fondement christologique de l’image - très utilisé dans la théologie de l’icône - n’est toutefois pas aussi évident qu’il y paraît au premier abord. Tout d’abord parce que celui que les disciples ont vu était certes bien l’envoyé de Dieu, mais il l’était d’abord en tant que prophète inspiré, héraut de la Bonne Nouvelle. Il n’est véritablement devenu le Christ - le fondement de la foi - qu’après le moment central de sa mort sur la croix puis de sa résurrection au jour de Pâques. Les deux moments fondateurs de notre relation au Christ opposent clairement le voir et le croire : sur la croix le spectacle d’un innocent torturé ne peut que nous empêcher de croire, tandis qu’à la résurrection il n’y a strictement rien à voir : la résurrection c’est croire en la vérité d’une parole en l’absence de tout signe. Certes, quelques témoins ont bien vu le Ressuscité. Mais la réponse du Ressuscité au besoin de voir (et même de toucher) de Thomas est sans appel : "Bienheureux ceux qui, sans avoir vu, ont cru" (Jn 20, 29). Idem en ce qui concerne les disciples d’Emmaüs (Lc 24, 31), ou encore l’expérience de foi de Paul racontée par Luc (Ac 9, 7-8) : la foi suppose une renoncement du désir de voir. Ce qui fait dire à l’Apôtre des Nations : "Nous cheminons par la foi, non par la vue" (2 Co 5, 7 ; voir aussi 2 Co 4, 18), ou encore : "La foi vient de l’écoute" (Rm 10, 17).

Quelle conclusion en tirer pour les images plastiques ? On ne saurait, sur la base des Ecritures, établir une relation directe entre le Christ et les images : si le Christ est bien l’image de Dieu, l’image plastique (l’icône) n’est pas l’image du Christ . Une relation directe est problématique, et court le risque de faire ressurgir l’idole. Une relation indirecte est en revanche possible, puisque le Christ ressuscité nous a laissé des signes, traces de sa présence. Et l’image peut être l’un de ses signes. Un signe non sacramental, mais métaphorique.

5. Le Saint-Esprit propose une autre manière de voir

Dans un parcours biblique sur l’image, on a tendance à délaisser la troisième personne de la Trinité, l’Esprit Saint. Mais puisque nous avons - brièvement - confronté l’image à l’invisibilité du Père et la visibilité - limitée dans l’espace et le temps - du Fils, il nous faut aussi la confronter à l’Esprit. Et là, des surprises nous attendent. La Bible a une théologie de l’Esprit très développée - sous les deux formes de la ruach hébreu et du pneuma grec. Sans entrer dans la complexité d’une théologie biblique de l’Esprit, on peut dire qu’il est une force créatrice de potentialités multiples. L’Esprit est créateur, et donc aussi créateur de formes et de visions (Joël 3, 1). Invisible, l’Esprit rend visible, fait voir (Lc 4, 17). L’Esprit selon la Bible n’est pas d’abord une "personne" ou un "dogme", mais un acteur de transformation des humains dans leur monde. Il peut nous permettre de voir le monde autrement, non selon notre regard optique et calculateur, mais selon le regard intérieur de la foi, à l’image du regard que le Ressuscité porte sur le monde. L’Esprit Saint seul transforme le pain et vin en corps et sang de Jésus, le monde perdu un monde transfiguré.

Certes il ne s’agit pas là d’images au sens plastique du terme. Mais il s’agit d’une revalorisation du regard, d’une transformation des personnes touchées par l’Esprit pour qu’elles puissent voir le monde différemment. Une expérience du regard est donc fondée spirituellement, et peut alors se déployer sur différents registres : liturgique et sacramental, éthique et esthétique. L’Esprit libère l’image du danger idolâtre, comme il libère le croyant de l’auto-enfermement sur son propre aveuglement

6. L’image comme signe des réalités dernières

Une dernière réalité d’image est mise en récit dans la Bible : l’image comme signe du monde à venir. A présent nous voyons de manière déformée, incomplète, comme dans un miroir, mais plus tard, nous dit Paul évoquant le Royaume à venir, ce sera "face à face" (1 Co 13, 12). A chaque fois qu’il évoque le monde futur, le Royaume annoncé, l’homme de Tarse laisse entrevoir une réalité d’image, un monde nouveau et accompli où la Parole et l’Image se seront définitivement retrouvés (Rm 8, 18-25). Sa prédication - pourtant marquée par la priorité absolue de l’écoute sur la vue - s’ouvre à un dépassement du langage, incapable de cerner les réalités dernières, lesquelles sont marqués par l’accomplissement des corps glorieux (1 Co 15, 25-50).
L’Apocalypse de Jean se termine sur cette réconciliation des paroles et des images (Ap 21-22) : paroles de consolation et vision d’un monde nouveau, transformé, transfiguré : l’architecture splendide de la Jérusalem céleste et la vision d’un monde nouveau pacifié ne sont pas que des décors : ce sont des éléments visuels qui participent au message du salut. La réconciliation entre la parole et l’image est totale et définitive .

7. Conséquences pour les images actuelles

Qu’elles conséquences peut avoir cette découverte que les textes bibliques, s’ils condamnent très sévèrement l’idole, recèlent un potentiel iconique d’une incroyable diversité ?
Ainsi revisités et actualisés, ces textes et thèmes bibliques peuvent contribuer à une libération de l’image. Cette libération que l’on peut situer à trois niveaux :
 Libération de l’image du risque de l’idole : c’était le combat des prophètes bibliques. Le monde des images a changé, mais le risque de l’idole est toujours là : faire de l’objet une matérialisation du sacré ; penser que son salut puisse venir, non d’une parole qui libère, mais d’un objet que l’on adore. Il s’agit ici moins de l’image en tant que surface à deux dimensions, que d’un objet, avec sa valeur matérielle. Or, justement, l’idole biblique dénoncée est un objet, souvent précieux, non un tableau regardé. On n’est pas dans une simple relation de regard, mais dans une manipulation magique d’objets, qui évacue la transcendance absolue du Dieu biblique. Les objets vénérés ont changé de forme et de fonction, mais leur envahissement dans la société contemporaine et dans la vie des individus est réel. Cette emprise de la marchandise sur l’humain est dénoncée par certains penseurs actuels , dont les paroles virulentes rappellent les prophètes bibliques.
 Libération de l’image de sa gangue cléricale. Ce second aspect pourra paraître plus surprenant. La question est la suivante : Qu’en est-il des images contemporaines - non religieuses - qui nous délivrent quotidiennement des milliers de messages ? Peut-on articuler ces images actuelles à notre foi chrétienne et si oui, comment ? Les textes bibliques, étudiés puis actualisés, peuvent nous aider à interpréter aussi un certain nombre d’images du monde contemporain, produites en milieu non ecclésial. On peut en faire facilement la démonstration avec le cinéma : les films sur Jésus ne disent en général pas grand-chose de l’Evangile en tant que Parole actuelle qui peut changer le monde et le cœur des humains ; tandis que de nombreux films non religieux (en apparence) mettent en image des thématiques qui pourraient être des actualisations du message du Salut : défense des rejetés de la société ; combat pour une société plus juste ; vision d’un monde touché par la Grâce ; Parole de libération au cœur des humains....

Les images du patrimoine chrétien restent un trésor considérable. Mais elles relèvent précisément du patrimoine, en ce qu’elles témoignent d’une société révolue. Elles risquent de faire croire que la foi ne serait qu’un trésor du passé. Elles ne sauraient remplacer des images contemporaines qui peuvent être utiles en ce qu’elles sont un des lieux possibles d’actualisation de la Parole ou de confrontation avec elle. La Parole biblique doit nous inciter à produire d’autres images que celles portées par la tradition chrétienne.
 Libération de l’image du pouvoir des médias : L’image dominante, incontournable, omniprésente aujourd’hui, est l’image médiatique, présente sous différentes formes (TV, cinéma, vidéo, Internet). Or, comme l’a formulé de manière un peu radicale une spécialiste du monde des images, cette image peut tuer : tuer la parole, tuer le regard, tuer le rapport à l’autre, et donc aussi tuer la Parole.

L’un des points communs de ces images médiatiques est qu’elles ne sont finalement que des signes qui se renvoient les autres, au service d’une industrie de sur-consommation de ce que, faute de mieux, on appelle encore des images. Mais ces images ne signifient plus rien ; elles sont interchangeables les unes avec les autres. Elle ne sont que des accumulations de signes vidés de tout contenu, et qui ne font plus sens. Coupées de tout contexte, non relayées par un langage symbolique, elles sont au service de monde de l’apparence. La Parole est là pour nous rappeler l’ontologie de la parole humaine, qu’elle que soit la forme (médiatique) que prend cette parole.

On peut alors légitimement parler d’une triple libération de l’image par la Parole chrétienne fondée sur l’Ecriture. Libération éthique : l’image comme témoignage de l’humain en tant que lui seul est image de Dieu. Libération théologique : l’image qui fait de la Parole autre chose qu’un moyen de communication, en ce qu’elle renvoie à un accomplissement. Enfin libération esthétique : une image qui parle aux sens et accueille l’humain comme une unité corporelle et spirituelle.

Jérôme Cottin