Acceuil
Réflexion

II. Une subjectivité radicale

Article paru dans l’hebdomadaire Réforme n°3242, 11-17 octobre 2007, p. 12

Il était une époque - lointaine - où l’artiste s’effaçait presque totalement au profit de son œuvre et du message qu’il exprimait. On connaît ainsi très peu de noms d’artistes du Moyen Age, car ils travaillaient anonymement, dans le cadre d’ateliers collectifs, et souvent pour la seule gloire de Dieu. A l’inverse la Renaissance a mis en avant le statut la personne de l’artiste, au point d’en faire une personnalité d’exception. Mais l’artiste était idéalisé ; tout en lui et dans son art, visait à la perfection : comme Dieu, il était créateur. L’art de l’époque contemporaine a exploré encore une autre voie. Il a renforcé cette tendance à la personnification des œuvres, la subjectivité de l’artiste présent dans sa création, mais en y ajoutant une dimension supplémentaire : son moi profond, qui est aussi souvent un moi souffrant. L’artiste cherche avant tout à exprimer ses zones d’ombres, ses rêves et ses angoisses, ses aspirations et ses fantasmes. On peut alors parler d’une subjectivité "radicale" en ce que le créateur se projette totalement dans sa création.
Cette implication particulière de l’artiste dans son art peut s’exprimer de différentes manières. J’en identifierai quatre :

1. Un style personnel, particulier, novateur. L’artiste invente un style, une technique qui lui est propre, et lui reste fidèle. Ainsi Yves Klein crée un bleu particulier, que l’on appellera le "bleu de Klein" ; Georg Baselitz se met à représenter tous ses personnages la tête en bas ; Francis Bacon déforme les figures des siens et les isole dans des cadres sur un fond monochrome ; Pierre Soulages réduit sa palette au seul noir ; Andy Warhol reproduit à l’identique, en de monotones séries, personnages et objets ; Alberto Giacometti allonge ses personnages qui deviennent filiformes, Brancusi sculpte des formes abstraites arrondies tendues vers le ciel etc.. On ne dira plus : "voilà une œuvre contemporaine", mais "voilà un "Klein", "un Baselitz", "un Bacon", "un Soulages" etc. Même en évoluant, le style de ces artistes garde souvent des caractéristiques qui, mieux que la signature, disent le caractère personnel de l’oeuvre.

2. Une expérience intensément vécue. Mais le style est en général au service d’une expérience particulièrement profonde, une histoire particulière sur laquelle l’artiste revient souvent, et qu’il nous livre avec beaucoup de sincérité. Déjà en 1930, Picasso a représenté une crucifixion non pour parler du Christ, mais pour dire ses conflits conjugaux de cette époque. Bacon a exprimé son homosexualité de différentes manières dans sa peinture ; Manessier a voulu traduire en couleurs et en rythmes son expérience du Christ. Pignon-Ernest cherche à retrouver l’impression forte faite sur lui par les tableaux religieux baroques (en particulier Caravage). Kiefer, comme la plupart des artistes allemands d’après-guerre, est hanté par le souvenir de la Shoah et l’horreur du nazisme. Souvent, l’artiste cherche à rendre compte d’une expérience tellement forte qu’il ne peut la traduire que par le langage particulier de l’art, lequel dépasse le niveau du langage articulé. Une expérience fondatrice qui, comme une conversion pour le chrétien, déclenche une histoire, des rencontres avec d’autres par la médiation de l’œuvre créée.

3. L’implication de l’artiste dans l’œuvre elle-même. Parfois, l’artiste éprouve le besoin d’une proximité encore plus physique entre lui et sa création. Il abandonne alors les instruments et pinceaux, et utilise son corps comme principal instrument en vue d’une création artistique. Une continuité physique s’établit alors entre lui et son œuvre : nombreux sont ceux qui travaillent sur leur propre portrait, souvent photographié. Certains peignent avec leurs mains et leurs pieds (Soutter, Rainer).

4. Le corps de l’artiste devient le sujet artistique. L’artiste est parfois tellement impliqué dans sa création qu’il devient lui-même le seul sujet de la création artistique. Il s’exhibe, se déplace en accomplissant des gestes étonnants, parfois proches des gestes liturgiques ou des rites magiques. L’allemand Joseph Beuys - toujours vêtu des mêmes habits - a été l’un des premiers à accomplir des "performances" dans lesquelles il se mettait en scène, de manière parfois christique. Cindy Sherman se fait photographier sous d’infinies poses et travestissements : son œuvre d’art, c’est elle-même, et en même temps elle est toujours une autre. D’autres encore, peignent, sculptent, transforment une partie de leur corps, c’est le body Art.

Cette mise en avant de soi-même pourrait heurter une sensibilité protestante ou rationnelle, habituée à la discrétion, au renoncement, voire au déni de soi. S’agit-il d’exhibitionnisme ? Peut-on parler d’une tentative prométhéenne d’accéder au divin ou à l’extase par le moyen de l’art ? On pourrait parfois le penser. Mais dans la mesure où la vérité exprimée par ces artistes est souvent une vérité blessée, douloureuse à dire, il s’agit alors d’une sorte de confession. L’artiste ose un témoignage absolument personnel, unique, dans un monde standardisé, rempli de faux-semblants. A l’inverse de la société qui préfère le mensonge social à la vérité sur soi-même, l’artiste lui, dit la vérité qui est sa vérité. Pour certains, cet acte d’autoprésentation est finalement trop fort, et ils détruisent alors ce qu’ils ont créé, ou l’œuvre reste cachée pendant des décennies, comme la Cruficixion de Picasso, dont on n’a découvert l’existence qu’à sa mort.

Les autoportraits d’artistes en Christ

Il y a quelques années, une exposition parisienne à l’orangerie du Sénat avait pour thème des autoportraits d’artistes. Quel autre sujet mieux que l’autoportrait peut dire cette continuité entre un artiste et une œuvre qui lui ressemble tout en étant une création qui finalement lui échappe ? Certains artistes vont encore plus loin, en se représentant sous les traits du Christ. On parle alors d’autoportraits christophores. A la fin du 19e siècle Ensor, puis Gauguin, se représentent sous les traits du Christ (du Christ dérisoire ou souffrant). Ce thème a traversé tout le 20e siècle et est encore bien présent chez les artistes actuels (Rainer, Christinat, Wallinger). Souvent non croyants, ils se représentent sous les traits du Christ. Pourquoi ? Parce que souvent pour eux le Christ représente l’homme libre, l’humain véritable, celui qui a eu le "courage d’être" (Tillich) dans un monde fait d’apparence et de paraître.

JC